Le Pr. Ali Sedjari enseigne à l’Université Mohammed V, Agdal-Rabat et dans plusieurs universités françaises. Il est titulaire de la chaire Unesco des droits de l’Homme (2005- 2017) et préside des associations telles que le Groupement de recherche sur espace et territoire (GRET) ou l’Association marocaine de l’urbanisme et de l’Aménagement (AMDAU). Membre du comité scientifique de plusieurs revues prestigieuses, il a publié de nombreux ouvrages sur les questions de gouvernance, d’Etat, d’administration, du changement, des droits de l’Homme, des territoires…
Nous avons eu le grand bonheur de le rencontrer et d’échanger avec lui lors de la 8e édition de la Women Tribune d’Essaouira. Homme d’engagement et d’intellect, ardent défenseur des droits Humains et très proche de la question genre et démocratie, de la bonne gouvernance dans son pays, il a été le premier a accepter de répondre aux questions de notre média.
UFFP vous fait découvrir cet universitaire et penseur libre extraordinaire, qui ne craint pas de bousculer les codes et de mettre le doigt sur les incohérences de nos sociétés quant il s’agit des femmes et de leurs droits.
Entretien avec UFFP
Parlez-nous de l’évolution de la question genre au Maroc
Elle a pris un bon départ depuis la promulgation du nouveau statut de la famille en 2003.Les signes
d’une évolution inéluctable étaient là , mais très vite, avec le réveil des islamistes et leur arrivée au pouvoir en 2011, juste après l’adoption de la nouvelle constitution qui a consacré de larges développements aux droits et libertés et particulièrement à la confirmation de l’Egalite entre les hommes et les femmes ( art. 19) le débat l’intégration de la femme dans le développement est entré dans un enlisement sans fin .
Une régression ou stagnation alors ?
A ce jour, il ne semble pas marquer de signes d ‘évolution puisqu’ on constate une régression forte au niveau de la mise en œuvre d’un dispositif juridique et institutionnel mettant fin à la polygamie, au mariage des mineurs, au règlement de la question de l’avortement, à la violence contre les femmes et aux inégalités qu’elles subissent dans le travail, dans l’entreprise, dans l’héritage , dans la promotion sociale et politique. Certes , des lois ont été votées pour faire faire face à des situations de précarité , de discrimination et de harcèlement, mais force est de constater qu’ au Maroc, le fait social divers( pratiques sociétales , religieuses , culturelles et autres ) prend le pas sur le droit.
Disons tout simplement que l’évolution des droits humains est très significative mais s’accompagne de deux réactions différentes: l’exaspération et la négation. Pour parler simple, des avancées non négligeables ont été réalisées au cours de ces 20 dernières années, mais elles sont accompagnées de beaucoup de résistance, de reculs et de paradoxes. Le malentendu est encore profond, et pour le moment, les choses évoluent lentement, difficilement !
La faute à qui ?
A l’Etat? Aux hommes? Aux femmes? Aux conservateurs? Aux modernistes? Aux partis politiques? Si la réponse n’est pas évidente, c’est parce que le sujet de la femme relève d’une complexité réelle, parce qu’il est au cœur d’une série de paradoxes qu’ il va falloir clarifier si l’on veut réellement modifier le réel et transformer les blocages. Je voudrais insister sur trois points seulement:
– Le duel entre deux systèmes rivaux de légalité. L’un issue de la Charia, et l’autre du droit d’inspiration libérale essayant de se rapporter un tant soit peu à l’universalité, mais sans résultats concrets puisque les partisans de la Charia sont toujours là pour s’opposer avec toute leur force . Plus grave encore La charia aux couleurs Wahhabites se propage à une échelle plus large, plus particulièrement au sein des couches sociales défavorisées et devient une pratique mécanique portée avec ferveur par toute une population très agissante formée de jeunes et même de femmes!
– Conflit entre masculinité et féminité: dans l’imaginaire social collectif marocain , la masculinité est liée au pouvoir, à l’argent, à l’autorité, à la puissance, à la virilité, alors que la féminité est associée à la subordination , à l’infériorité et à l’obéissance. Le conflit n’est pas idéologique, il est sexuel. Le sexe définit en effet le positionnement social et l’affectation des taches dans la société. Cette situation n’est pas de nature à favoriser le changement du statut de la femme. Bien au contraire, le développement accéléré d’un certain nombre de pratiques ( voile , burka, foulards ) et d un discours rétrograde très actif ne laissent aucune chance à une réforme en profondeur du statut de la femme. Il appartient à l’Etat de stimuler l’évolution et non la régression comme il appartient aussi aux femmes elles-mêmes de se mobiliser et se se réorganiser
–Conflit entre tradition et modernité: en principe quand on vote une constitution c’est pour lui donner de l’effectivité et de la matérialité. Hélas ce n’est pas le cas , des lors que cette constitution elle-même légitime la tradition en se référant dans plusieurs articles aux » constantes de la nation » qu’ il est très difficile de leur procurer une dentition scientifique appropriée mais qui signifient tout simplement un ensemble de pratiques et de représentations sociales qui s’abritent derrière une bien mauvaise conception de ce que l’on appelle la Tradition, à savoir une conscience historique dotée d’une capacité de sacralité et de légitimité. Et ce n’est pas par hasard si les islamistes et les salafistes s’acharnent sur la femme. Le nombre de prédicateurs et de moralisateurs s’accroît au point de les voir s’exprimer allègrement sur les réseaux sociaux, dans l’espace public, dans les mosquées , les festivals, avec une surenchère sans limites, laissant planer la peur et l’angoisse. Quant au concept de modernité, il reste diffus, amalgamé, mal pensé, très mal théorisé et mal défendu par ses détenteurs, qui ne sont pas nombreux. Ceci expliquant cela.
Que faire alors pour améliorer le statut de la Femme ?
Au regard de tout ce qui a été fait en matière de législation et de débat public, les choses régressent, la société prend ses distances par rapport à l’Etat, les islamistes combattent l’Etat de l’intérieur, le système d ‘Education livre a la société des jeunes cloisonnés , très conservateurs , aux mentalités scléroses et misogynes, rétrogrades et archaïques. Nous vivons en effet une crise radicale de l’éducation, de la formation , de la sensibilisation et de l ‘éveil des consciences. C’est un grand problème de notre société. La crise du système éducatif est reconnue, on n’enseigne plus ce que nous devrions être, on n’enseigne pas comment s’ouvrir sur les autres , on n’enseigne pas ce que nous sommes, on ne nous apprend pas comment vivre en société et avec des femmes; l’Etat et ses structures, la société et ses unités de base , la famille et l’école, les médias et la presse contribuent , chacun à sa manière à cultiver l’immobilisme et le statu quo. Toute la question est là. Toute réforme suppose une action approfondie au niveau du système d’éducation et de formation et une mobilisation générale des autres structures pour converger vers la voie qui conduirait à la métamorphose. Car c’est la métamorphose seule qui pourrait changer les mentalités et améliorer le statut de la femme, à condition d’agir avec détermination et abnégation.
A propos de la Tunisie alors, quel est votre ressenti ?
Ce qui s’est passé en Tunisie après la fameuse révolution est salvateur. Retenons deux choses seulement: Le premier relatif au débat préparatoire pour l’élaboration d’une nouvelle constitution. Il a montré le niveau de maturité et de conscience de l’ensemble des protagonistes de tous bords pour trouver un COMPROMIS historique entre les différentes tendances politiques et religieuses constitutives de la nation tunisienne. Du jamais vu dans les contrées arabes excepté le Liban. L’histoire nous a appris que seul le compromis peut être source de stabilité , de paix et de respect mutuel susceptible de créé a plus long terme de la confiance et un dialogue serein.
La deuxième chose est liée au rôle déterminant qu’ a joué la femme tunisienne dans sa participation au succès de la révolution et au débat pertinent à propos des réformes à entreprendre et particulièrement au niveau de la modernisation de son statut. La bataille était rude entre les tenants d’un conservatisme patriarcal et les défenseurs des droits et des libertés.
Résultat: l’adoption d’une constitution avant -gardiste unique dans le monde arabe qui a ouvert un champ d’espérance immense pour toutes les femmes de la région. Ainsi grâce à la maturité des femmes et à leur engagement dans la mise en œuvre d’un modèle de démocratie égalitaire et respectueux des droits et des libertés. Le processus a commencé par des changements importants et décisifs dans l’arsenal législatif et normatif pour reconnaître de nouveaux droits pour la femme : le droit de se marier avec un étranger par exemple et d’autres relatif à l’héritage. Grace a la femme, la Tunisie avance à pas surs vers une société moderne et démocratique, comme quoi le changement dans les pays arabes se fera avec les femmes ou ne se fera pas. Martha C.Nussbaum, l’ une des contemporaines de la philosophie politique, fait du développement de la femme la condition sine qua non du développement humain. Alors pour que nos sociétés puissent changer , il faut que les femmes changent. Les tunisiennes l’ont bien compris et elles sont en train de transformer en profondeur leur pays.
Quels sont les leviers d’une société durable?
Le développement durable, dans sa dimension humaine et sociale, est au cœur de la réflexion actuelle sur les transformations des sociétés contemporaines. Le mouvement » fonctionne », ses multiples usages rhétoriques en attestent. sa modernité est incontestable. Depuis quelques années, la recherche sur le développement durable s’est interrogée sur la manière d’intégrer les problématiques économique , sociale et environnementale dans le cadre des politiques publiques et des stratégies de développement. Elle s’interroge également sur la manière d’articuler les préoccupations de court et de long termes et les échelles d’analyse et d’action, du local au global.
Quels sont ses leviers? on peut citer trois: La qualité du pouvoir ou de la démocratie, le respect des droits de l’Homme, et Le vivre-ensemble
– La qualité du pouvoir
La question du développement durable est intrinsèquement liée à l’exercice du pouvoir dans une société donnée. Dans cette conception, l’Etat se trouve doté d’une double fonction: il dispose d’une autorité politique qui lui permet d’assurer la régulation générale du système et d’une autorité managériale qui légitime la conduite de l’action publique à des fins de changement et de de transformation. En termes simples, ce qui est demande à l’Etat aujourd’hui, c’est beaucoup plus d’agir et d’entreprendre en conscience que de faire preuve de puissance et de d autorité. L’acte de gouverner revêt alors un caractère d’action et de transformation.
– Le respect des droits de l’Homme:
Développement durable et droits de l’Homme constituent aujourd’hui les deux visages de l’idéologie des temps modernes. Nous sommes en présence de deux vocables qui engagent les enjeux sociétaux de tous les Etats. L’avenir de l’humanité et la paix dans le monde dépendent de de la manière dont cette articulation est prise en considération. Ce qui est certain , c’est que les notions des droits de l’Homme et de développement durable ouvrent de nouvelles perspectives de de repositionnement de l’Etat dans la mise en œuvre des politiques publiques qui donnent du sens aux droits sociaux, Economiques , culturels , politiques et civiles.
– Le vivre-ensemble
Il constitue le fondement essentiel de toute société; c’est la condition de sa cohésion. C’est un concept qui exprime les liens pacifiques de bonne entente qu’ entretiennent les personnes , les peuples ou les ethnies avec d’autres, dans leur environnement de vie ou leur territoire. Le vivre-ensemble peut être ramené à une multitude de valeurs fondamentales : la solidarité, la fraternité, la laïcité, la tolérance et l’interculturalité. Ces valeurs sont idéalement universelles elles agrègent les peuples et relient les sociétés entre elles dans une perspectives de cohésion et d’osmose. Ces valeurs sont aussi celles du développement durable, un développement humain et humaniste !
Merci Professeur Ali Sedjari !