Écrivain, romancière, femme de théâtre, professeur de lettres, journaliste, Lyanne Guillaume nous présente son dernier opus » Mille et un jours en Tartarie » paru aux éditions du Rocher. Actuellement à Moscou, ayant vécu précédemment plusieurs années à Tachkent (Ouzbékistan), Lyane Guillaume nous offre le tableau saisissant d’un Ouzbékistan captivant et complexe, entre féerie des légendes de la Route de la Soie et témoignages de femmes d’aujourd’hui recueillis autour d’une table de fête.
Entretien avec UFFP :
Tous mes livres (Fière et intouchable, qui se passe en Inde ; Les errantes, en Ukraine etc..) sont en rapport avec un pays où j’ai vécu plusieurs années, et où j’ai même parfois effectué deux séjours, comme c’est le cas pour l’Inde, l’Afghanistan et la Russie. C’est pourquoi je les appelle des « fictions documentaires » plutôt que des « romans », car j’y ai mis toute mon expérience, mon savoir et mon coeur. Ma vie personnelle et les sujets de mes livres sont étroitement liés. La documentation qui m’a servi à nourrir, à enrichir ces ouvrages n’est pas du « prêt à penser ». Elle n’a rien à voir avec les « idées reçues » qu’on trouve sur internet et dont beaucoup d’auteurs se servent pour bâcler des livres sans saveur et bourrés de lieux communs. Non, c’est du vivant, du vécu !
Mille et un jours en Tartarie, mon dernier livre (Le Rocher, février 2017) ne fait pas exception, avec cette différence que pour la première fois, je suis moi-même un des personnages. J’ai passé quatre ans en Ouzbékistan, de 2012 à 2016, et comme je parlais russe (ce pays a appartenu à la Russie puis au bloc soviétique), je n’ai pas eu de mal à m’adapter. Alors, pour écrire mon livre, j’ai fait comme je fais chaque fois : loin de me cantonner à la fréquentation des milieux expats, souvent un peu repliés sur eux-mêmes, je me suis plongée dans la culture du pays, j’ai observé ce qui se passait autour de moi et sillonné les routes, je me suis adonnée à des activités en rapport avec lui (j’avais appris la danse indienne dite « Odissi » à Delhi, j’ai appris la danse ouzbèke à Tachkent) et surtout, je me suis fait des amies femmes.
Partout où j’ai vécu, j’ai été sensible au sort des femmes, en particulier en Afghanistan (voir mon livre Laveuse de chiens) mais aussi en Ouzbékistan où j’ai fait de nombreuses interviews un peu à la façon de Svetlana Alexeïvitch. Je dois dire une chose dont les nouvelles générations n’ont peut-être pas conscience, c’est que lorsque j’ai commencé à publier (chez Stock, en 1989) les livres écrits par des femmes sur les femmes (et donc considérés comme destinés à un lectorat féminin) était un peu méprisés par les journalistes. Les choses ont beaucoup changé, heureusement, et maintenant, ce genre de livre a même le vent en poupe !
Pour ce qui concerne Mille et un jours en Tartarie, je dois commencer par dire deux mots du titre. Il fait bien sûr allusion aux Contes des Mille et une nuits qui, nés en Inde, en Chine, en Perse, en Arabie etc… se sont propagés partout grâce à ce réseau de routes commerciales entre l’Orient et l’Occident qu’on appelle la Route de la Soie. Cette Route de la Soie passe en grande partie par ce qui est actuellement l’Ouzbékistan, d’où les nombreux touristes français qui visitent chaque année ce pays (très sécurisé, et peuplé de musulmans tolérants et accueillants, contrairement à ce que l’on pourrait croire !). En outre, mille jours, c’est à peu près trois ans, autrement dit la durée d’un séjour de diplomate, par exemple, dans un pays. Quant à « Tartarie », c’est le nom par lequel, jusqu’au début du 20ème siècle, on désignait cette lointaine Asie centrale dont l’Ouzbékistan fait partie. Et il faut avouer que ce mot exotique, poétique et mystérieux, effraie moins que « Ouzbékistan », avec sa finale en « stan » qui évoque aussitôt la guerre, les islamistes et les femmes voilées (encore une idée reçue car le voile est interdit en Ouzbékistan depuis 1998 !)
Mille et un jours en Tartarie se déroule autour d’une table bien garnie de mets typiquement ouzbeks. On assiste à un gap (repas entre hommes ou entre femmes seulement) le 8 mars 2014. Sept femmes se sont rassemblées pour célébrer la fête des femmes mais aussi le cinquantième anniversaire de l’une d’elles. Mon but était d’évoquer l’Histoire de l’Ouzbékistan mais aussi les aspects sociologiques (l’importance du makhala, quartier pourvu d’une administration locale) artistiques (j’adore décrire les tenues des femmes, les étoffes…), écologiques (j’évoque évidemment la mer d’Aral), architecturaux (reconstruction de la capitale après le tremblement de terre de 1966), et politiques (là, j’ai dû avancer prudemment) de ce pays. J’ai choisi de le faire à travers les destins individuels de ces femmes, (toutes différentes les unes des autres par leur âge, leur formation, leur statut social) à travers leurs confidences, leurs joies, leurs peines, sans oublier les grandes figures féminines célèbres en Ouzbékistan : Bibi Khanoum, l’épouse « bâtisseuse » de Tamerlan ; Tomyris, la reine-guerrière, Zoukra qui se suicida par amour, la poétesse Nadira Begum, souveraine de Kokand, Tamara Khanoum (1906-1991) première danseuse ouzbèke à se produire sur scène, et même Goulnara, fille aînée du président Karomov décédé récemment… sans oublier une biologiste du nom de Salima Askarova Askarovna (1922-1997) dont la carrière scientifique exceptionnelle mais aussi le destin amoureux m’a inspiré le personnage de Narguisse, l’un de mes préférés dans le livre. A la fois soufie (mystique musulmane) adepte du ramadan, et nutritionniste de renom, Narguisse fut une des pionnières du « jeûne curatif », une thérapie devenue d’actualité à l’heure de la « malbouffe », de l’épuisement des sols et de la dégradation de l’environnement.
Pour Mille et un jours en Tartarie, j’ai fait ce pari : écrire un récit qui soit à la fois plaisant à lire et bourré, sans pédanterie, d’informations utiles sur le pays, un récit parfois drôle, parfois tragique, en tout cas savoureux comme la cuisine ouzbèke dont il est abondamment question. Et surtout, un livre qui parle des femmes et donne aux lectrices de la joie et de l’espoir.
Pour conclure, je dirais que ce qui m’a le plus fascinée chez les femmes ouzbèkes d’aujourd’hui, c’est la cohabitation, autour d’elle et en elle, de la tradition musulmane et de l’héritage soviétique, autrement dit d’une histoire douloureuse et d’une certaine modernité. Les années 1920 sont à ce titre emblématiques : à cette époque, les femmes tout en même temps abandonnent le paranja (sorte de lourd burnous recouvrant complètement le corps, et complété par un écran en crins de cheval masquant le visage) et obtiennent, grâce à la constitution soviétique, les mêmes droits que les hommes -article 122- y compris le droit de vote –article 64- !
J’aurais envie de dire aux lectrice : attention, rien n’est jamais acquis pour toujours en ce qui concerne le droit des femmes. Que ce soit dans Laveuse de chiens ou dans Mille et un jours en Tartarie (le chapitre qui se passe en Afghanistan), j’ai montré que si les femmes musulmanes de Kaboul étaient très émancipées dans les années 50, 60, 70, tout s’est effondré à la fin des années 90 avec les Taliban qui ont fait faire un retour en arrière d’un demi-siècle aux femmes de ce pays. (Je rappelle qu’on coupait les doigts à celles qui étaient surprises dans la rue avec du vernis à ongle !)
J’ai un autre message à faire passer aux femmes comme aux hommes : le bonheur n’est pas en dehors de soi mais à l’intérieur de soi, et il requiert un peu d’effort. Quand j’ai suivi mon mari en Afghanistan au moment de l’invasion soviétique, j’aurais pu repartir illico ou passer mon temps à me plaindre. J’ai choisi de rester à Kaboul (j’étais amoureuse) d’apprendre le persan, de tenir un journal et de mettre à profit cette chance unique que m’offrait le destin : se retrouver au coeur de l’actualité. Alors je me suis mise au travail et j’ai écrit des livres qui sont à présent reconnus et appréciés. Alors, pari tenu ! Et bonne chance à toutes !