Par Ezzedine El Mestiri
Fondateur du « Nouveau consommateur » et de « L’Autre consommateur »
Le bonheur a une histoire !
Comment les acteurs sociaux ont construit le bonheur et l’ont vécu. Un ouvrage intéressant « Histoire du bonheur en France depuis 1945 de Rémy Pawin, (Editions Robert Laffont) vient de se saisir de cette approche historique sur le bonheur qui complète parfaitement d’autres disciplines littéraires et scientifiques qui se sont emparées du sujet quelques années déjà. L’auteur analyse l’utilisation de ce concept dans ses moindres expressions : journaux intimes, films, livres, presse, sondages…
Il n’est pas simple d’établir une histoire du bonheur. Et si l’ouvrage de Rémy Pawin remet sur le métier la question du bonheur, ce n’est pas pour nous accabler de nouvelles définitions philosophiques, mais pour comprendre comment les acteurs sociaux ont imaginé le bonheur en exprimant ce qui les a rendus heureux au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
Il faut dire que l’œuvre mérite attention vu le succès consacré aujourd’hui aux ouvrages et aux méthodes de développement personnel et la présence de ce thème du bonheur dans les médias.
Au croisement de représentations et d’expériences, l’auteur tente de répondre à quelques questions : quelles significations a le mot « bonheur » depuis 1945 ? Quelle est sa place dans le ciel de nos croyances ? Quels en ont été les hérauts, les promoteurs, les détracteurs ? L’auteur n’a pas hésité à interroger des récits de vie et un vécu affectif et subjectif.
« Ce livre se penche sur le bonheur en France depuis 1945, avec pour centre de gravité les années 1960 et 1970. La mémoire collective, portée aujourd’hui par la génération du baby-boom, a retenu le caractère joyeux de cette époque, tant et si bien qu’elle apparaît actuellement comme un âge d’or des sociétés industrielles, un temps heureux. Cet ouvrage revient sur les stéréotypes sociaux forgés par et sur le XX e siècle- notamment les supposées « Trente glorieuses »
L’auteur évoque longuement les chemins du bonheur en France depuis 1945, ses diverses définitions, ses objectifs et les moyens de les atteindre. En 1945, les religions présentes en France ne considèrent pas le bonheur comme un élément fondateur. « Pour les chrétiens – catholiques et protestants – la vie terrestre n’est qu’un prélude à la vie éternelle et ce n’est qu’au paradis que viendra l’éternelle félicité ». Et en tout cas, le bonheur ne doit provenir de la beauté, la richesse, la gloire ou la position sociale. Les préceptes religieux encadrent sévèrement de nombreuses formes de bonheur : la gourmandise, la luxure, certaines joies intellectuelles comme l’étude ou la création…
Satisfaire certains besoins vitaux avant de rêver à une vie heureuse !
L’heure est au productivisme qui fait largement consensus après la Libération. Le modèle de l’homme au travail fait l’objet d’élogieuses présentations et la connexion entre production de masse et consommation de masse est totale. « Pour pouvoir consommer, il faut s’efforcer de produire et différer son plaisir ! L’éthique du devoir et du mérite prévaut sur la poursuite du bonheur »
Il faut rappeler aussi qu’à cette époque, l’heure est à la reconstruction, la simple survie quotidienne absorbe la plupart des préoccupations et ce qui compte le plus ce sont les contingences pratiques. Avant la vie heureuse, il y a tout simplement la vie… Il faut avant tout satisfaire certains besoins vitaux avant de rêver à une vie heureuse !
Au sortir de la guerre, le bonheur est une valeur qui concerne davantage les urbains que les ruraux. Le lien entre la ville et le plaisir est déjà présent dans l’Antiquité et il reste d’actualité dans cette France d’après la Libération. Cinéma, littérature et arts contribuent à cette vision.
Quant aux classes moyennes formées d’employés, fonctionnaires, petits commerçants et autres techniciens de l’industrie ou de services elles revendiquent aussi une vie heureuse en inventant des normes alternatives. Et c’est cette classe médiane qui accorde la plus grande place au bonheur. « Les publicitaires ne s’y sont pas trompés, puisque ces individus constituent la cible privilégiée de la réclame à cette période »
Quant à la classe ouvrière, sous l’influence du parti communiste, elle exprimait plus sa condition de vie pénible qui rend malaisée la mobilisation fréquente d’un idéal lointain et abstrait comme le bonheur. Le terme « bonheur » n’a pas bonne presse auprès des ouvriers communistes et il est connoté péjorativement comme un idéal petit-bourgeois !
« Je trouve regrettable cette honte qu’on éprouve aujourd’hui à se sentir heureux » Albert Camus
Dans la France de la seconde moitié du XXe siècle, le bonheur va connaître une « irrésistible ascension ». La croissance quantitative des discours sur le bonheur devient réelle et un grand fait de société. L’auteur a recensé plus 12 000 titres d’ouvrages et de collections comprenant dans leur titre le mot « bonheur » entre 1945 et 2006. Et ne comptons pas les films ou les chansons consacrés au sujet. Ces œuvres proposent une réflexion sur le bonheur et tentent d’écrire de manière positive l’histoire des personnages normaux qui sont à sa recherche. Dans ces années 70, le bonheur devient un objet d’étude légitime. En 1972, la substitution par le jeune roi du Bhoutan du « bonheur national brut » au produit national brut passe inaperçu en Europe.
En 1974, le président Giscard d’Estaing crée le ministère de « la qualité de vie » et le titre de ce ministère constitue une reconnaissance et légitime le désir d’une vie de qualité. Les médias accélèrent cette évolution de la conversation des populations au projet de la vie heureuse et accroit sa visibilité. La presse affiche sur ses unes les dossiers sur le bonheur et consacre ainsi son irrésistible ascension. De la même manière, le bonheur s’impose à tous les âges de la vie. Nous assistons à une véritable promotion de l’éthique du bonheur. L’individu ne saurait être tenu pour responsable de toutes les misères du monde et du malheur d’autrui. L’éthique revalorise le bonheur en affirmant son utilité pour autrui. Le philosophe Albert Camus affirmait que, non seulement le bonheur n’ôte rien aux autres, mais encore « qu’il aide à lutter pour eux… Je trouve regrettable cette honte qu’on éprouve aujourd’hui à se sentir heureux »
« Le XIXe siècle associait le bonheur à la torpeur et à la bêtise, les années 1970 sont plutôt celles de la redécouverte des qualités de la joie ; les psychologues, dont l’influence sociale s’étend, professent que bonheur et sens de justice vont de pair et que, au contraire, la frustration conduit à la perversion. », note Rémy Pawin.
La société de consommation et la version consumériste du bonheur
L’idée selon laquelle le bonheur est rentable s’est également imposée sur le plan économique et est venue renforcer la conversion au bonheur. Les spécialistes du marketing étaient les premiers à comprendre ce changement et ont utilisé cette quête au bonheur pour lever toute culpabilité associée à la jouissance et à la consommation. Cette nouvelle éthique valide la société de consommation. « Jouissance et vie heureuse sont mises en scène par les divers dispositifs médiatiques liés à la culture de masse et deviennent omniprésents dans la vie quotidienne des contemporains ; les magazines et les publicités le déploient à l’envi. »
Les modèles culturels déployés dans les médias et notamment les stars, semblent avoir validé la norme du bonheur et invitent tout un chacun à les imiter.
La société de consommation massive a diffusé cet espoir du bonheur rendu possible par les achats. Les acteurs consommeraient parce que les objets les rendraient heureux. Les achats démontreraient que la société de consommation est porteuse de bonheur. D’autres analystes affirment, au nom du bonheur, que la société de consommation ne saurait nous rendre heureux parce que les divers dispositifs de fabrique du consumérisme manipulent le consommateur.
« Les zélateurs de la consommation aussi bien que ses détracteurs se rejoignent donc sur un point : les uns comme les autres font du bonheur la nouvelle idée régulatrice légitime, pour faire advenir ou rejeter les évolutions sociales. », constate l’auteur.
Suivirent aussi dans cette France, la révolution des mœurs, le développement des loisirs. Rappelons aussi que les Etats-Unis qui exercent un magistère moral sur le monde occidental ont, les premiers, promu le bonheur. « Grâce au cinéma, l’American Way of life est partout valorisé : les films et leurs happy ends invitent les spectateurs du monde entier à s’identifier aux héros et à vouloir être heureux. Par les objets et les discours qu’ils propagent dans le monde occidental, les Etats-Unis sont un protagoniste essentiel du sacre du bonheur. »
La société de consommation s’empare de cette notion du bonheur en imposant une éthique de la jouissance immédiate et une morale de l’accumulation laborieuse. C’est la version consumériste du bonheur.
Aujourd’hui encore, les luttes autour du bonheur sont loin d’avoir disparu. L’argumentaire de la recherche de la qualité a pris, certes, de l’importance mais des oppositions persistent encore entre les tenants de la tradition et les partisans de l’innovation technique ou sociale.
L’évaluation du bonheur de chacun n’est pas indépendante de l’histoire de « Trente glorieuses » : 1945-1947, la période de la Libération et la survie, 1948- 1956, la reconstruction et la désillusion, 1956- 1962, le modernisation, 1962- 1975, les Treize heureuses, 1975-1997, la crise, la déception et les incertitudes… Et depuis 1997, les tentatives de sortie de crises et le retour du pessimisme et de l’incertitude…
« Certes aucun âge n’a été d’or et il n’est pas question ici de fabriquer une nouvelle légende dorée des années 1960. Mais force est de constater, entre 1962 et 1975, la convergence statistique des déclarations des sondés, qui sont plus nombreux à estimer vivre une époque heureuse, à dire que l’année a été bonne et à prévoir que la prochaine le sera. », observe Rémy Pawin.
Histoire du bonheur en France depuis 1945, Rémy Pawin, Editions Robert Laffont.
Encadré
A lire aussi :
– La joie d’amour, pour une érotique du bonheur, Robert Mishari, Editions Autrement
– Le bouddhisme, une philosophie du bonheur, Philippe Cornu, Seuil
– Une écologie du bonheur, Éric Lambin, Editions du Pommier
– Un manifeste pour une enfance heureuse, Carl Honoré, Marabout
– Les 10 clés du bonheur, heureux comme un Danois, Malène Rydhal, Grasset