Enda, Organisation de microcrédit est installée depuis plus de vingt ans en Tunisie. Très active dans le microcrédit adressé aux femmes issues des catégories vulnérables, sous l’égide de sa Vice Présidente Essma BenHmida, elle s’inscrit directement dans une démarche de Women empowerment économique afin de libérer les femmes du prisme réducteur de la pauvreté et des non droits sociaux. Le Women empowerment économique s’inscrit aujourd’hui, comme le seul rempart contre les récupérations religieuses et politiques qui risquent d’enfermer les femmes à vie comme un être de seconde zone. Une bataille âpre et dans le durée que mène de front une femme battante, consciente c’est par l’économie et l’autonomisation que les femmes acquerront un véritable statut et pourront se battre contre les stigmates conservateurs qui ont embrigadé une bonne partie de la population au féminin. Mais l’accès au microcrédit et au micro entrepreneuriat ne sera efficace que s’il est accompagné d’une éducation citoyenne et d’une initiation à la connaissance des droits politiques des femmes, une bataille que ne peut faire Enda qui est apolitique, mais qu’elle est cependant prête à accompagner pour autant. Récit d’un entretien à bâton rompu qui fait le bilan des acquis mais aussi des défis qui attendent les femmes de l’après révolution du jasmin.
Essma Ben Hamida entrepreneuse sociale pour la région Afrique et MENA
Bio Expresse :
Essma Ben Hamida,est Co-fondatrice et Directrice exécutive d’enda inter-arabe, Tunisie
En 1995, Essma Ben Hamida a lancé, avec Michael Cracknell, la première institution de microfinance en Tunisie. Avec 212 000 clients actifs, principalement des femmes, un encours DT 140 millions, 68 agences, 1100 employés (mars 2013), enda est aujourd’hui une institution financièrement indépendante, classée parmiles IMF les plus performantes en Afrique et dans la région MENA. Elle a obtenu la note alpha – pour ses ar .performances financières
Essma est titulaire d’une maîtrise en géographie et histoire (Université de Tunis) et une année post universitaire en urbanisme (Université de Paris, Créteil). Avant sa carrière en micro finance elle a travaillé comme journaliste/reporter en Tunisie, New York, Rome et Genève ainsi que consultante en développement pour les Nations Unies.
Essma est membre fondateur de Sanabel, le réseau de la microfinance des pays arabes. Elue deux fois au Conseil d’administration (2002-2008) elle a assuré la présidence de Sanabel de décembre 2005 à mai 2008.
Elle a reçu plusieurs prix nationaux et internationaux. Nommée en 2010 Entrepreneur Social pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord par la Fondation Schwab et le Forum Economique Mondial.
Entretien avec UFFP :
1 )Enda aujourd’hui, quelles répercussions depuis le printemps arabe ? Si aujourd’hui je suis un peu découragée et démotivée, c’est parce que cela fait 22 ans que je suis rentrée en Tunisie pour mettre Enda en place, afin d’appuyer les femmes tunisiennes en vue de s’auto-émanciper et développer « le fameux empowerment » pour pouvoir faire face à la vague d’intégrisme. Je n’étais pas en Tunisie quand il y a eu la vague de la montée intégriste du temps de Bourguiba. J’avais déjà quitté le pays dans les années 70. Je lisais et on me racontait et je me disais « mon dieu il faut qu’on sauve notre pays » !
2) Vous étiez journaliste à l’époque ? Oui j’écrivais sur l’environnement, le développement et la pauvreté pour tenter de sensibiliser sur ces questions et voir comment on pouvait contribuer à réduire la pauvreté. A ma manière, je voulais aussi contribuer à défendre les femmes pas par les droits politiques, mais par les droits économiques.
3) Le microcrédit un outil magique alors pour le droit des femmes ? Oui je le pense encore aujourd’hui plus que jamais, j’étais persuadée que ce vecteur d’émancipation économique pour les femmes allait forcément les rendre autonomes. Ma mère fut veuve très jeune, mon père est parti laissant cinq filles, il lui a fallu travailler énormément bien que nous sommes allés vivre à Kairoun chez mon grand père qui était avocat. Je me rappelle d’une image qui m’a marquée quand elle demandait el flous el kadhia, l’argent pour les courses et cette image de femme qui pleurniche pour avoir un argent qui ne lui appartient pas, cela m’a dérangé. C’est pour cela que j’ai décidé de donner la possibilité pour les femmes d’avoir leur propre argent. L’argent ne fait peut être pas le bonheur mais il peut t’aider à décider de ta vie. Cette vision qu’ENDA essaie de promouvoir, et bien les intégristes au pouvoir, n’ont pas la même.
4) Bilan des courses ? J’avais l’impression que durant ces vingt dernières années, on travaillait à contre courant des intégristes. Tout le travail d’Enda allait sur l’émancipation, la prise de décision des femmes par le travail. Le microcrédit leur permettait de se valoriser et de devenir entrepreneuse. Les femmes commençaient aussi à prendre des décisions à la maison, elles envoyaient les filles à l’école. Elles contribuaient effectivement au développement du pays. Or aujourd’hui, ce que vient nous rappeler le courant islamiste, c’est tout le contraire de cela. C’est comme si tout ce qui a été accompli depuis vingt ans par ENDA pouvait être effacé du jour au lendemain. Et c’est ce qui est malheureusement en train de se passer, avec les foulards et l’excision des petites filles (quelques cas ont déjà été enregistrés dans les zones rurales), les écoles wahabites. Le programme de Ghannouchi est très clair il a dit que les générations actuelles et celles de Bourguiba sont finies « je ne peux rien en faire, mais je compte travailler sur les nouvelles générations » et il vise donc les enfants et c’est pour cela qu’il ouvre des écoles, qu’il met des personnes dans le ministère de l’éducation. Son intention est très claire, il veut à tout prix changer le système. En tant qu’ENDA cela m’a découragée. C’est la parenthèse mais en même temps, je me dis que 20 ans de travail chez ENDA c’est quand même pas mal. En 20 ans nous avons changé les mentalités sur les femmes, au sein du ménage. En 82 j’étais à Hay Ettadhaman et à cette époque, les femmes ne pouvaient pas décider et ne sortaient pas beaucoup, elles n’avaient pas beaucoup d’activités hors domicile. Aujourd’hui par contre, elles sont actives, elles sont entrepreneurs, elles sont chef de ménage et elles peuvent avoir une autorité au niveau de la communauté.
5) Vous avez parlé à ces femmes après les élections que vous disent-elles ? Elles disent « certes on porte le foulard et on a voté Ennahdha c’est vrai, mais on n’est pas prêtes de revenir à la maison, de perdre notre statut de femme indépendante économiquement, de femme entrepreneur et on ne va jamais accepter la polygamie et le reste ». C’était le premier débat qu’Enda avait fait avec ces femmes. Nous en avons ensuite fait un autre avec Mongia Souahi exégète coranique tunisienne qui leur a expliqué les droits politiques de la femme dans l’Islam. Dans ce second débat, il n’y avait que des femmes leaders ! Ces femmes ont avoué avoir voté pour ce parti islamiste et elles ont ajouté qu’elles étaient dégouttées et qu’elles ne voulaient plus du coup voter. Je leur ai répondu qu’au contraire, il fallait s’activer, aller dans les municipalités et se présenter. Elles m’ont répondu qu’elles ne savaient pas le faire. Là j’ai découvert que sous Ben Ali, nous avons pu tout faire sans l’empowerment politique. Mais ce n’est pas le rôle d’Enda.
6) Cependant les lacunes viennent aussi du manque d’éducation des femmes des catégories vulnérables à la citoyenneté ? Effectivement, il y a une grande lacune. Une des femmes nous a dit, qu’elle était active du temps du RCD mais qu’elle était exploitée par les hommes ! Beaucoup de femmes doivent être formées et pour cela il fallait leur ramener des Bochra Bel Hadj Hmida et des Radhia Nasraoui.
7) Les femmes de ces catégories ont voté donc par ignorance ? oui absolument, on leur a posé la question, elles m ‘ont dit que Dieu n’a pas de Parti ! aujourd’hui, ils ont une arme puissante elle s’appelle Dieu. Et donc pour les libéraux démocrates, jouer contre eux signifierait que l’on est contre dieu ! Mongia Souahi est utile pour nous, car elle utilise l’outil islam avec son interprétation de femme qui respecte et protège la femme et la mère. Elle leur explique que les femmes sont les préférées de Dieu et qu’elles ont une mission.
8) Comment donc rétablir le rapport religion vie et émancipation de la femme ? Il faudrait peut être leur montrer que Khadija épouse du prophète fut une femme entrepreneur. Mais moi je crois que le combat est encore plus dur. Enda ne doit plus jouer uniquement sur l’économique mais travailler aussi les mentalités, la citoyenneté et nous avons aujourd’hui plus de 200 000 clients, ce qui n’est pas peu ! je crains d’attirer l’attention sur nous, mais à l’heure actuelle aussi apolitique que nous devons l’être, on ne peut se voiler la face et il faudra bien influer sur les mentalités. On fera ce qu’on peut.
9) Enda entre aujourd’hui dans la Tunisie très profonde ? Oui et là on a découvert que les femmes de l’urbain et du rural ce n ‘est pas la même chose. Ici en 20 ans on a fait de gros progrès, les femmes des quartiers populaires de Tunis sont plus émancipées que celles du Rif. Depuis 2007 on est dans la zone rurale, et la réalité des femmes là-bas est encore plus dure et discriminatoire. Quand on s’adresse aux femmes du Rif, le chef d’exploitation qui est un homme te dit « tu dois traiter avec un homme » même les agents de crédit de chez nous nous le disent! Or celui qui fait le travail c’est la femme. Voilà comment on a géré « ok donnez un crédit à l’homme mais donnez aussi un petit crédit à la femme pour lui permettre de faire son activité, car elles ont toutes des petites choses. Maintenant, on commence à les former sur leurs droits. Mais malheureusement la tradition est bien ancrée ; et j’ai découvert que les jeunes qui travaillent chez nous, ce sont des jeunes qui vivent dans ces quartiers, de ces villages et eux même ne sont pas EMANCIPES ! Et les filles ne sont pas comme nous, elles ont aussi été élevées dans la tradition. Je vais recruter des femmes pour que les femmes aillent parler aux femmes! Les femmes issues des catégories vulnérables nous disent « nous n’avons pas pu finir l’école et nous sommes ignorantes alors éduquez nous » !
11) Elles sont demandeuses de savoir, donc c’est un premier pas ? Oui elles demandent à comprendre, à savoir, elles ont soif de connaissance et de formation. Ce que l’on n’arrive pas à trouver de l’autre côté, c’est des femmes ou des hommes qui peuvent venir et donner de leur temps pour les former.
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