Corine PELLUCHON  » …l’écologie n’est pas l’ennemie de la démocratie » !

  • By SLKNS
  • 11 février 2013
  • 0
  • 364 Views

Par Fériel Berraies Guigny

Agrégée et docteur en philosophie, maître de conférences à l’université de Poitiers. Spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée. Auteur de Leo Strauss : une autre raison, d’autres Lumières, Vrin, 2005 ; L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, PUF, 2009 ; La raison du sensible. Entretiens autour de la bioéthique, Artège, 2009 ; Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, Le Cerf, 2011. UFFP la rencontrée en vue d’évoquer  son dernier ouvrage paru aux éditions Humanités Cerf et parler avec elle,de  la place de l’éthique notamment quand il s’agit de l’écologie, le rapport de l’homme face à l’environnement et dans quelle mesure ce rapport tant de fois mis en péril peut contribuer à améliorer notre rapport à la planète.

Entretien avec UFFP

Corinne Pelluchon photo DR CORINNE PELLUCHON
1. Aujourd’hui, dans un monde en pleine restructuration, le rôle et le poids de l’éthique pour l’humain et la planète sont plus que jamais primordiaux. Pourtant, certaines lenteurs subsistent. Quelle stratégie apporter ?
L’éthique, par les questions qu’elle pose, en particulier dans le domaine de l’écologie, implique une interrogation sur les fondements de nos devoirs et de nos droits et peut-être un dépassement de l’éthique classique, qui concerne seulement les rapports des hommes entre eux. Elle ne va donc pas avec la vitesse. De même, parler de stratégie semble un peu inapproprié. Pourtant, la prise au sérieux de la crise environnementale exige bien des changements dans nos styles de vie, et non de simples discours. Ces changements peuvent aller de pair avec des réglementations économiques et juridiques, comme on le voit avec la taxe pollueur-payeur, qui est une bonne chose, surtout quand elle est appliquée, mais ils passent avant tout par une réflexion personnelle. Cette réflexion, que chacun doit mener, concerne son rapport à la nature, la valeur qu’on lui accorde et qu’on accorde aux autres espèces, la prise en considération des intérêts des générations futures. Nos modes de consommation ne sont pas universalisables. La solution n’est pas seulement ni essentiellement de consommer moins. Il s’agit surtout de consommer autrement qu’on ne le fait. On voit bien que les choix individuels, les choix des consommateurs, ont des conséquences sur la manière dont sont organisées la production et la distribution des produits. L’idée est de favoriser les circuits courts, moins gourmands en énergie et respectueux du travail des hommes, de la valeur d’usage des produits. Je crois que certaines solutions sont à notre portée, comme nous nous en rendons compte en constatant le succès des AMAP où des produits de qualité peuvent, en outre, être accessibles. L’écologie met au premier plan la responsabilité individuelle et elle promeut l’autonomie politique. C’est de cette façon qu’elle est politique, c’est-à-dire que les individus ont un impact sur les pouvoirs publics. Enfin, le choix des énergies est un choix politique. Le choix du nucléaire, comme l’avait dit André Gorz, détermine un certain type d’Etat, centralisé, fort, policier, cultivant l’opacité. Le choix que l’Allemagne, par exemple, a fait, de développer les énergies renouvelables, d’investir sur ces énergies, est un choix politique, lié à une vision, au sens de l’avenir. C’est ce sens de l’avenir qui fait défaut aux représentants en France.
Ainsi, deux choses sont nécessaires : une réflexion sur les fondements de l’éthique et sur la place que l’on accorde, dans sa vie et dans la politique, à la survie des espèces, à la prise en compte des intérêts des générations futures, à la protection d’une biosphère finie. Cette réflexion a des implications considérables parce que, si les animaux comptent, alors cela veut dire que nous ne pouvons plus en user et en abuser comme bon nous semble et qu’il y a des limites aux droits de l’homme. Ces derniers ne sont plus fondés exclusivement sur l’agent moral individuel ou, du moins l’individu n’a plus un droit absolu sur toute chose, sur ce qui ne relève pas de l’humain. Cependant, à côté de cette réflexion, qui conduit chacun à expliciter les conceptions éthiques et ontologiques qui sous-tendent ces positions idéologiques, il y a des décisions politiques courageuses, où l’écologie n’est pas l’ennemie de la démocratie, mais au contraire ce qui implique plus de démocratie. C’est donc plus une question d’exigence que de stratégie.

2. La crise économique mondiale, la frilosité des investissements, la faillite d’un certain modèle économique au détriment de l’humain font que l’écologie n’est toujours pas la priorité. Les scandales du nucléaire, les tsunamis du début de l’année 2011 n’arrivent pas à interpeller à bon escient. Pourquoi ?
Je crois que les individus sont tous très conscients de la crise environnementale. Ils ne sont cependant pas tous disposés à abandonner certains modes de vie, à renoncer à rouler en 4X4, à prendre les transports en commun. Il faut se demander si cette manière de vivre les yeux fermés et ce repli sur soi, cet individualisme, sont la cause ou la conséquence du mal, s’ils ne sont pas aggravés par le sentiment, éprouvé par une grande partie des citoyens, de ne compter pour rien et de n’avoir aucun poids politique. De même, la crise économique actuelle n’est pas la crise du libéralisme, mais la crise du capitalisme et d’un capitalisme débridé et sans scrupule, lié à la spéculation. Or, il ne me semble pas que les coupables ont été réellement inquiétés. Enfin, la frilosité des investissements, par exemple, pour le développement des énergies renouvelables, le maintien du nucléaire sont liés à la puissance de lobbies. Tout cela montre que la prise au sérieux de la question écologique, loin d’être l’exclusivité d’un parti, a un enjeu démocratique. Les citoyens doivent s’organiser et ils doivent oser demander des comptes aux pouvoirs publics.

3. Pourtant, il faut arriver à déstigmatiser les initiatives pro-écolos sans heurter les politiques en France. Quelle stratégie adopter ? La société civile est habituée à un certain confort. Est-celle prête à cette remise en question ?
La société civile n’est pas aussi égoïste que vous le suggérez. Pensez à ces associations d’agriculteurs, de producteurs qui essaient de partager leurs expériences et diffusent, notamment par Internet, leurs connaissances. Pensez aux associations de consommateurs, à celles qui portent sur les risques sanitaires et environnementaux attachés aux nanotechnologies. La société civile fait preuve d’une créativité incroyable et, dans la plupart des domaines, par exemple dans le domaine de la santé, de l’accompagnement des malades d’Alzheimer, de la prise en charge de ceux qui sont contaminés par le virus du SIDA, ce sont les associations qui ont fait bouger les choses. Le problème, en particulier dans notre pays, vient du fait que l’expérience et le savoir issus de la base ont du mal à remonter. Il y a aussi une tendance, très forte aujourd’hui, à la bureaucratisation, à l’imposition de normes et de critères d’évaluation qui sont déterminés à partir d’une production optimale ou plutôt de l’idée d’une production optimale. Je ne crois pas qu’il faille opposer les « écolos » aux politiques, mais c’est la manière de faire de la politique qui doit changer si l’on veut prendre au sérieux la question environnementale et avancer dans le traitement de problèmes qui, s’ils ne sont pas réglés, auront des conséquences très graves sur la société tout entière dans les années à venir. Certes, il peut y avoir des conflits entre les « écolos » et certains lobbies, comme les lobbies liés aux produits phytosanitaires et aux OGM. Ces conflits sont aussi politiques, puisque les politiques cèdent parfois aux lobbies, alors que leur mission n’est pas de défendre les intérêts d’un groupe privé, mais ceux des citoyens présents et à venir.

Je crois que la crise environnementale actuelle, qui ne se limite pas à la dégradation des ressources, a le mérite de mettre au jour les dysfonctionnements actuels du politique. Elle souligne aussi la créativité de la société civile. Mais, si l’on y pense, une telle crise est aussi l’occasion de mettre tout à plat, car le désastre social et économique que nous connaissons et que tout le monde ne subit pas de la même façon, n’est pas une fatalité. S’agissant de la dégradation des ressources et de la perte de la biodiversité, c’est la même chose, même si ce sont les conséquences non voulues de notre modèle de développement qui, en effet, atteint ses limites. Enfin, si l’on pense aux tortures qu’on inflige aux animaux d’élevage, à ceux qui sont produits par l’élevage intensif et industriel, alors on voit bien que ces conditions de détention qui font souffrir et les hommes et les bêtes ne sont pas dignes de nous. La question animale, qui est à mes yeux une question ontologique et politique majeure, suscite l’intérêt d’une partie de plus en plus grande de la population, notamment chez les jeunes. Nous ne pourrons plus supporter longtemps l’image de nous-mêmes que nous renvoient ces pratiques. C’est en profondeur que l’écologie et la question animale ( qui ne se confond pas avec le problème de la biodiversité) conduisent à rénover la politique, exigeant plus de démocratie, une participation des citoyens aux choix technologiques et scientifiques et une délibération publique intégrant les intérêts des générations futures et la protection de la biosphère finie. Cela exige de compléter la démocratie représentative qui est liée à un certain présentisme, car les représentants représentent surtout les intérêts immédiats et la course aux élections privilégie le court terme, bien que je sois persuadée qu’un homme ou une femme politique ayant une vision politique, donc le sens de l’avenir, aurait, dans le contexte actuel, des chances d’être élu(e), parce que les citoyens ne se sentent plus représentés par les politiques et que l’écart entre la société civile et l’Etat que Marx avait diagnostiquée en son temps est tout aussi réel aujourd’hui, bien que pour des raisons différentes qu’au XIXème siècle.

4. Beaucoup militent en ce sens et la communication ne manque pas entre les films et les documentaires. Pensez-vous que c’est la manière d’arriver à sensibiliser en profondeur ?
La communication et la profondeur ne vont pas toujours de pair, mais je ne crois pas que les films et documentaires fassent du mal. Au contraire. Force est de constater que certains films sont très bons. Je pense au film de C. Serreau, Solutions locales pour un désordre global, à des documentaires sur les paysans. Quand les gens parlent de ce qu’ils savent et travaillent honnêtement, quel que soit le support utilisé, c’est très bien et très utile. Et je ne vois pas pourquoi on se priverait de l’image qui a un impact très fort. Il n’y a pas, selon moi, de rivalité entre l’écrit et l’image, mais ils peuvent être complémentaires. Le seul critère, c’est la qualité et un travail peut être à la fois admirable et accessible au plus grand nombre.
5. Les protocoles climatiques, les cris d’alarme sensationnaliste ont aussi une date de présomption. L’esprit éco-citoyen devrait-il se cultiver dès la maternelle ?
La question de l’éducation est cruciale. Tous les écologistes l’ont dit et j’ajouterai qu’il n’y a pas besoin d’être écologiste ni de s’intéresser à l’écologie pour penser que tout ce que l’on fait au niveau de l’éducation, dès les petites classes, est capital. Surtout que, si l’on confie cela aux enseignants, au sens fort du terme « confier », c’est-à-dire en leur faisant confiance, il y a des chances pour que cela soit bien fait et qu’on évite le catéchisme. L’école, le lycée, l’Université sont des lieux où l’on cultive l’esprit critique. Les enseignants résistent de toutes leurs forces à l’idéologie. Maintenant, dites-moi pourquoi tout le monde est d’accord avec le fait d’encourager la formation de l’esprit éco-citoyen, comme vous dites, dès la maternelle, mais que personne, ou presque, ne semble s’inquiéter outre mesure de la suppression de postes d’enseignants ? Dites-moi pourquoi, alors que l’écologie est une question centrale, il y a si peu d’universités qui développent des masters transdisciplinaires sur ce sujet ? D’ailleurs, je crois que les problème à l’école et à l’Université sont différents et qu’à l’Université, les procédés de recrutement des Maîtres de conférences et des professeurs sont en partie responsables de cette frilosité  voire de cet autisme et de ce manque d’imagination. Il me semble cependant que cela peut changer. Enfin, je pense que, si des cours en écologie étaient imposés par l’Etat, cela ne serait pas une bonne solution. Pour moi, ce sont les hommes et les femmes qui font les institutions et non l’inverse. Il ne faut pas attendre que l’Etat impose des cours en écologie, comme il a imposé le concept de genre dans les manuels. L’initiative doit venir des enseignants. Les personnes travaillent mieux quand on leur fait confiance, que l’on fait confiance en leur bon sens et qu’on respecte leur autonomie – une vraie autonomie, pas sa caricature, qui est l’arbitraire et qui s’accommode parfaitement de la bureaucratie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *