Le Panafricanisme, pourtant plus que jamais d’actualité, ne connaît pas son temps de gloire, à l’instar des années 70 qui avait insufflé un incroyable élan à un projet qui devait réunir tous les peuples d’Afrique. Le projet d’une société idéale africaine, ne s’est jamais inscrit dans la continuité. Et s’agissant du Maghreb et de l’Afrique noire, les écarts entre les deux sous continents sont encore plus difficilement résorbables.
UFFP a voulu remettre à l’ordre du jour,cette magnifique interview suite aux incidents « racistes » en Tunisie s’agissant des étudiants d’Afrique Subsaharienne. Un état de fait que nous déplorons. Mais la problématique est beaucoup profonde et nuancée, elle est même historique et culturelle !
Les hasards et les turpitudes d’une histoire contrariée, les choix économiques et politiques, les incompréhensions et mésententes l’ont définitivement condamné. Nous avions rencontré Tahar Bekri, universitaire, écrivain et poète tunisien. Un entretien nous a permis de passer en revue, les raisons de la frilosité culturelle entre les deux Sous continents.
Par Fériel Berraies Guigny
Entretien avec Tahar BEKRI :
1Si vous avez un bilan à faire sur le panafricanisme à l’heure actuelle, que diriez-vous ?
T.B : Il se fait cruellement attendre. Depuis les utopies politiques des grands leaders de l’indépendance, qui l’ont imaginé, de maigres réalisations ont répondu à l’appel. Parfois des interventions réussies pour résoudre certains conflits, si nombreux et si désastreux. Les cinquante pays qui forment le continent devraient avoir plus de rapports économiques. Les richesses humaines et matérielles de l’Afrique ont de quoi faire évoluer la situation. Seuls le football et la coupe des nations semblent avoir échappé au marasme. Comment accepter ce qui s’est passé récemment en Afrique du sud, cette barbarie à l’égard de frères et voisins, ce qui se passe au Darfour, ce qui s’est passé au Rwanda, en Mauritanie ou récemment encore au Kenya, etc. ?
Selon vous le rapprochement entre les peuples d’Afrique se fera par quel biais ?
Je crois fortement au rôle de la culture, à l’introduction d’une conscience africaine dans l’enseignement, à tous les niveaux, du primaire au supérieur, dans chaque pays africain. Les intellectuels africains devraient exiger cela de leurs politiques, de leurs instances éducatives, de leurs décideurs culturels. Regardez les bienfaits des réalisations comme celles des Journées Cinématographiques de Carthage ou le Festival du Cinéma de Ouagadougou. La culture est un moteur efficace pour une voiture souvent en panne. Il ne s’agit pas de discours ou d’idéologie mais de projets concrets. Les échanges économiques pourraient être plus solidaires, plus pensés, plus solides. Moins de réunions et de sommets qui dilapident les fortunes, plus de réalisations. Les peuples ne peuvent plus attendre. L’impatience est légitime pour échapper à la malédiction quand d’autres pays en Amérique latine ou en Asie émergent et se développent à pas de géant.
Qu’est-ce qui a pesé et conditionné l’état actuel des relations entre les deux Sous-continents ?
Si vous entendez par là, les relations entre le Maghreb et l’Afrique noire, l’Histoire coloniale, a, incontestablement, joué un rôle négatif dans la séparation et la dépendance vis-à-vis des anciennes puissances coloniales, française, anglaise, portugaise, allemande, néerlandaise, etc. Mais l’élite dirigeante, à quelques exceptions près, n’a pas non plus fourni, en période post-coloniale, un grand effort d’imagination, pour souder les liens, développer les rapports. Par exemple, l’Algérie indépendante a tenté de jouer un rôle en Afrique ( est-ce dû à la pensée de Frantz Fanon ou de Che Guevara ? ) mais cela s’est vite évaporé car ce rôle s’est limité, essentiellement, à un rôle politique lors des guerres de libération. Même s’il y a eu la tentative du Festival culturel panafricain dans les années soixante. Le Maghreb a souvent tourné le dos à l’Afrique sub-saharienne pour regarder vers le Monde arabo-musulman, auquel il appartient légitimement. L’arabité, la berbérité, la négritude (qui fait partie de la réalité maghrébine aussi) , n’ont pas toujours, hélas, fait bon ménage, parce qu’elles n’ont pas été sérieusement pensées, n’ont pas évacué des blessures, des non-dits, des malentendus.
L’esclavage en terre d’islam, y est pour beaucoup ?
La traite négrière n’a pas été seulement l’œuvre de l’Europe ou de l’Occident dans le fameux et honteux commerce triangulaire. Les Arabes ont pratiqué l’esclavage, dès le VIIIème siècle, au mépris des enseignements de l’islam qui incitait les musulmans à affranchir leurs esclaves. Zanzibar, par exemple, signifie « Zendjs al bahr » , les Noirs du bord de mer. Ceux-là mêmes qu’on capturait et qu’on vendait, qui ont fini par se révolter en 869, dans le bas de l’Iraq contre le Califat abbasside pour fonder un Etat noir, pendant 14 ans. A l’époque moderne, la situation en Mauritanie, heureusement qu’elle est en train de changer, n’a pas toujours été brillante. Les survivances de l’esclavage sont tenaces. La société est divisée en bidhâns et soudâns, blancs et noirs, arabo-berbères, et négro-africains. Même les enseignements étaient séparés entre francophones et arabophones, comme il m’a été donné de le constater dans un lycée de Nouakchott, il y a quatre ou cinq ans. Comment ne pas être choqué ?
Certes, l’islam a joué un rôle plus positif en Afrique de l’Ouest au Moyen âge, mais à l’Est du continent, on ne peut ignorer ces traces blessantes qui font couler beaucoup d’encre encore et sont à l’origine de certains ouvrages récents virulents, comme celui de Tidiane Ndiyae, Le génocide voilé, Gallimard. Si l’on exige des comptes de l’Europe, il faut aussi revoir l’histoire arabe avec franchise. Mais attention, il ne s’agit pas de religion musulmane, celle-là qui, selon l’expression célèbre d‘un calife, je crois, Omar Ibn Al Khattab, dénonçait l‘esclavage : « Comment pouvez-vous asservir les humains alors que leurs mères les ont mis au monde, libres? ». De même, l’esclavage pratiqué par les Européens n’est pas l’œuvre du christianisme. La confusion serait grave. Et nous n’avons pas besoin de nouvelles guerres de religions. Il s’agit de commerce et de cupidité humaine, de voracité pour le gain. Les marchands d’esclaves à Venise (d’où la ville a tiré sa richesse aussi ) a été pratiqué par des marchands juifs, chrétiens et musulmans. Cela dit, il est temps en Afrique du nord comme au sud du Sahara de s’expliquer courageusement, d’élucider les tabous, d’étudier, d’analyser, d’interpeller l’Histoire. C’est la seule manière pour avancer, pour bâtir des relations vraies, transparentes, claires, solidaires et fraternelles.
A quoi attribuez-vous la frilosité des échanges culturels, alors que sur le plan économique il y a un véritable essor Sud-Sud ?
A l’aliénation culturelle des élites intellectuelles et politiques (peaux noires masques blancs disait Frantz Fanon), le rejet et le mépris de soi, la course vers la reconnaissance dans les pays du nord, le manque de considération accordée à la culture, la dépendance vis-à-vis des anciennes puissances en matière de culture, pour ne pas dire la permanence de l’assistanat, c’est tellement plus confortable. Dans quelques pays d’Afrique noire, l’infrastructure culturelle se limite à la présence d’un Centre Culturel Français. A titre d’exemple : en visite pour une rencontre au Tchad, il y a quatre ans, je réalisais qu’il n’y avait pas encore de théâtre dans le pays. On a dû jouer la pièce d’un auteur tchadien dans les locaux du Ministère des Affaires Étrangères…qui date de la colonisation. On ne peut attribuer cela à la pauvreté du pays ou à la priorité dans les choix Avec tout le pétrole qu’il y a au Tchad, la culture peut avoir une place. Mais la guerre est là depuis des décennies et elle engloutit la richesse. Pour qu’il y ait échanges égaux et véritables, il faut se doter d’infrastructures adéquates, fonder des écoles d’art, de cinéma, de musique, de danse, de théâtre, etc., former, informer, permettre la circulation des biens culturels entre les différentes parties du continent : films, livres, disques, programmes audio-visuels, programmes universitaires, faire cesser la méfiance- pour des raisons de manquements à la démocratie et à la liberté d’expression – à l’égard de la chose culturelle.
Que pensez-vous des initiatives culturelles actuelles pour relancer les relations Maghreb et Afrique noire ?
Des lumières ici ou là nous évitent la cécité ambiante. Quelques rencontres entre créateurs, quelques festivals, rarement des échanges institutionnels solides. Les relations restent occasionnelles ou circonstanciées alors qu’il faut que ces initiatives deviennent permanentes, se fassent dans la durée. Tant mieux pour le foot s’il crée une conscience africaine mais cela n’est pas suffisant.
Le Maroc est, semble-t-il, très engagé dans la relève panafricaine culturelle. Quelles en sont les raisons ? Pourquoi la Tunisie est à la traîne ?
En effet, à Rabat, il y a un Institut d’Etudes Africaines intégré à l’université et des chercheurs publient régulièrement des travaux fort intéressants. C’est un indice de l’intérêt que porte le Maroc à sa propre histoire, après tout. La dimension noire est une composante importante de la culture marocaine. La relève apparaît comme une prise de conscience et une reconnaissance de l’appartenance à un même continent, que le Sahara ne peut constituer un obstacle. Les caravanes médiévales ont prouvé le contraire. Que dire au temps du véhicule à moteur, de l’aviation, de l’Internet ? L’essor économique étant saturé vis-à-vis de l’Europe, le Maroc avait tout à gagner à tenir compte de cet axe. Sur le plan culturel, il est vrai que de nombreuses manifestations culturelles, notamment, musicales, montrent le rôle important que joue actuellement le Maroc.
En Tunisie, je ne comprends pas la timidité dans les relations avec l’Afrique noire, dans un pays que les Arabes ont appelé Ifriquiya ! Bien sûr, il y a depuis les années soixante-dix, les Journées Cinématographiques de Carthage, mais l’Afrique noire est quasi-absente des Journées du théâtre, des nombreux festivals de musique, de la foire du livre, des programmes universitaires…Allez demander à un élève tunisien de vous placer sur une carte de l’Afrique, le Cameroun ou le Ghana. Les liens avec le Monde arabe, avec la Méditerranée, ne doivent pas nous faire oublier notre appartenance à l’Afrique. C’est une réalité géographique et historique. Enfin, il faudrait aider les Tunisiens à se poser cette question : avons-nous une conscience africaine ? Souhaitons-nous développer les relations avec l’Afrique noire ?
Je sais qu’il y a quelques entreprises tunisiennes qui travaillent avec l’Afrique noire mais je pense qu’on est encore loin de ce qu’on pourrait faire ensemble et qu’il y a encore une sérieuse méconnaissance des réalités de l’Afrique noire chez nos compatriotes. Je ne peux que le déplorer et appeler de tous mes voeux de meilleurs efforts. Il y va de notre avenir commun.