Les flux migratoires dans notre belle région ont souvent été le lieu de polémiques, de régularisations forcées, voire de tragédies. On a tendance à penser à Lampedusa, aux clandestins maghrébins et africains qui meurent dans notre Mare nostrum. Oui car la méditerranée est magnifique mais elle est aussi meurtrière, elle est pour certains un des plus grands cercueils de la région.
Nos enfants rêvent de l’Eldorado de l’Europe, ils ne savent pas que nos terres sont aussi rêvées prisées par le Nord, l’Europe, une certaine Europe en tout cas, fatiguée de l’industrialisation, de l’inflation, des crises économiques et sociales à répétition.
Bon nombre de seniors retraités, décident de venir en Afrique du Nord aujourdhui, certains n’ont eu aucun lien affectif par le passé, c’est une grande première, un saut dans l’inconnu que de s’expatrier. Mais ils viennent quand même, à la recherche d’une douceur de vivre et de conditions.
Je suis toujours étonnée quand je rentre dans mon pays dans la région du Cap Bon, de voire des dames âgées étrangères, assises seules sur un banc, oui seules à contempler la grande bleue. Pour certaines que j’ ai pu accoster, c’est véritablement un choix de vie bien pensé, prémédité, organisé depuis des années.
Alors il est vrai qu’on a tendance à penser du Sud vers le Nord, non du “Sud” du Nord qui va dans le GRAND SUD, cad chez nous.
Mais au fond historiquement, la méditerranée est le foyer de tant de cultures de races, les brassages multiples nous ont bien conduits à 3000 ans d’histoire. Tant de strates, habillent mon petit et si beau pays.
Et bien sur l’âge d’or, cad celui ou toutes les communautés coexistaient, du temps de mon grand père enfant, juste avant et un peu après la décolonisation, est la plus belle. Enfin Protectorat, car entre les Ottomans et les Français, la Tunisie n’a jamais été une vraie colonie. Son histoire de libération, ne fut d’ailleurs pas aussi sanglante que pour certains de ses voisins.
La présence des Italiens ou plus particulièrement de nos frères siciliens souvent de Trapani ou de Syracuse
n’est plus à prouver si l’on se basait rien que sur les écrits du Professeur Alfonso Campisi est en le parfait emblème.
Petit rappel historique
Entre le XIXe et le XXe siècle, les Italiens ont vogué des rives nord du bassin méditerranéen vers les rives sud de la Tunisie. C’est peu documenté, mais les chiffres sont éloquents. Rien qu’en 1901, par exemple, la communauté italienne en Afrique comptait 72 000 personnes, contre environ 24 000 Français. Et oui cela, on ne le savait pas vraiment.
UFFP s’est entretenue avec le Professeur Alfonso Campisi, auteur du livre « Paroles et images d’une histoire mineure » (Arabesques, 2024) et professeur de philologie romane à l’université de La Manouba à Tunis.. Ses écrits nous révèlent la richesse du mélange culturel issu de la rencontre entre les migrants siciliens et la population tunisienne.
Un flux qui continue aujourd’hui, mais qui démontre, l’extraordinaire kaleidoscope humain, propre à notre belle région. Comme pour mettre au grand jour cette belle histoire de fraternité qui nous relie à un passé toujours actuel.
Bio Expresse
Né à Trapani et adopté par la Tunisie, Alfonso Campisi est professeur ordinaire de Philologie italienne et romane à l’Université de La Manouba à Tunis.
Il est le fondateur de la première chaire universitaire au monde de Langue et Culture sicilienne. il vit en Tunisie depuis 25 ans. Engagé constamment dans la promotion d’un dialogue interculturel entre l’Italie et la Tunisie, il a reçu en 2022 le Prix de la Mosaïque de la Ville de Palerme. Auteur, entre autres, de Parole e immagini di una storia minore (Arabesques, 2024), il est l’un des lauréats du Prix Flaiano de la fiction 2021 avec Terres promises (Arabesques, 2018), un roman en français

Alfonso Campisi PHOTO DR
Entretien :
1. Vous vivez depuis vingt-cinq ans en Tunisie, qu’est-ce qui vous a amené sur la Terre d’Elyssa?
Mon installation en Tunisie il y a vingt-cinq ans n’est pas tant le fruit d’une décision professionnelle que l’accomplissement d’un retour culturel et familial. Pour moi, le détroit de Sicile n’a jamais été une frontière. Je porte en moi l’histoire de ma vieille famille sicilienne qui a fait le voyage inverse, s’installant en Tunisie dès 1830. C’étaient de petits travailleurs qui avaient créé une société de bus à Sfax pour relier la ville à la capitale.
C’est cette histoire, c’est cette ascendance, qui m’a ramené sur la Terre d’Elyssa. Mon apprentissage fondamental – celui de l’arabe, du français, et surtout du respect de l’autre sans jamais parler de racisme – je l’ai reçu directement de ma grand-mère, Vitina Caruso. Elle incarnait cette mixité vécue, concrète et quotidienne.
En tant que Sicilien, je porte l’héritage d’une île qui est, par nature, un pont au cœur du Mare Nostrum. La Tunisie est le rivage jumeau. J’y suis venu par vocation, pour travailler à rétablir ce dialogue millénaire, ce n’était pas seulement une nécessité académique, mais une obligation morale et culturelle dictée par mon ADN familial.
2. Votre travail, vos écrits parlent de migration mais dans le sens inverse, les Siciliens qui viennent en Tunisie? Cette communauté était importante, mais aujourd’hui on assiste à un grand retour? Comment s’intègrent-ils ? Sont- ils communautaires ou fusionnent-ils avec les locaux? Quels sont les avantages, les inconvénients parfois ?
Vous touchez là au cœur de mon travail de recherche qui dure depuis plus de vingt-cinq ans. L’histoire a inversé la narration : mes travaux portent en effet sur les flux circulaires, et non seulement sur l’exode vers le Nord.
Il est fondamental de parler de cette communauté sicilienne en Tunisie, qui représentait près de 90% de la présence italienne. Ces Siciliens n’étaient pas seulement des émigrés ; ils étaient le véritable moteur économique de la communauté, contribuant de manière essentielle au développement de la Régence, notamment dans le commerce, l’artisanat et le travail dans les petites entreprises, comme l’a fait ma propre famille à Sfax.
Cette communauté, malgré son importance numérique et économique, a été historiquement marginalisée. Elle a été mise de côté non seulement par l’administration française, mais plus grave encore, par la communauté italienne elle-même – je pense notamment à l’hégémonie de la culture toscane sur l’identité nationale. Mon travail est une nécessité : celle de redonner la parole à ce peuple “muet”, dont l’histoire a été ignorée ou réduite à un simple “dialecte” peu académique.
Aujourd’hui, le “retour” est un phénomène complexe. Il ne s’agit plus de la même typologie que celle des travailleurs du XIXe siècle, mais d’une nouvelle mobilité portée par des retraités italiens qui viennent profiter des avantages fiscaux et de la beauté de ce magnifique pays. Il y a aussi une réappropriation identitaire et un retour d’intellectuels et d’artistes.
Historiquement, l’intégration a été très profonde, marquée par un certain degré de fusion (linguistique, culinaire, matrimoniale). Les nouveaux arrivants bénéficient d’un accueil naturel et d’un fort sentiment de familiarité. Le défi est de transformer cette mémoire en un projet d’avenir, malgré la perte des structures communautaires d’antan.
3. Vous enseignez en Tunisie, la philologie romane à l’Université de la Manouba, mais il semble que vous ayez aussi créé la première chaire au Monde en Tunisie de langue et culture sicilienne?
J’enseigne à l’Université de La Manouba, au sein du Département d’Italien de la FLAHM, où mes travaux en philologie romane se concentrent sur la langue, la littérature et la civilisation italiennes et méditerranéennes.
C’est exact, nous avons eu l’honneur de créer la Chaire Sicile pour le Dialogue des Cultures et Civilisations à l’Université de La Manouba. Elle est effectivement la première chaire au monde spécifiquement dédiée à la langue et à la culture siciliennes en tant que vecteur de dialogue interculturel.
Le but de cette Chaire dépasse le seul cadre académique. Il est éminemment politique et éthique. Nous avons le sentiment, face aux crises migratoires, aux conflits et aux replis identitaires, que nous avons collectivement touché le fond dans notre relation à la Méditerranée. La Chaire Sicile est notre réponse à cette urgence. Sa mission est de militer pour le dialogue interculturel en prônant la connaissance de l’autre, sans crainte.
Nous étudions la Sicile non pas comme une île isolée, mais comme une plaque tournante dont l’histoire est intrinsèquement liée à la Tunisie. C’est en déconstruisant les préjugés par la connaissance de nos héritages croisés que nous pourrons forger l’union des peuples et construire les fondations d’une paix durable. C’est un laboratoire d’espoir qui utilise la culture pour désarmer la peur et réinventer notre avenir commun.
4. Quels élèves y accueillez-vous? Le Sicilien a souvent été incompris, boudé, à quoi attribuez-vous le nouvel engouement actuel pour une langue qui reste complexe?
Nous accueillons à la Chaire Sicile principalement des étudiants tunisiens passionnés par l’Italie, l’histoire et les liens Euro-méditerranéens.
Le Sicilien a longtemps été relégué au rang de simple “dialecte”, voire boudé par l’académie. Le nouvel engouement actuel est un mouvement de recherche d’authenticité et de racines. Les jeunes chercheurs reconnaissent désormais que le Sicilien est une langue complexe, un véritable miroir historique intégrant les influences arabe, normande, et latine. Étudier le Sicilien, c’est décoder un palimpseste linguistique qui éclaire l’histoire de la Méditerranée. C’est une affirmation de la richesse et de la diversité culturelle du Sud.
5. Tout votre travail parle de mixité, de flux, de départs et retours? En somme vous êtes un grand Ambassadeur Euromed du Sud?
Je suis flatté que l’on perçoive mon travail comme une mission d’Ambassadeur. Je me vois plutôt comme un militant de l’interconnexion. Ma recherche est une critique constante de la vision d’une Méditerranée comme espace de division. Je refuse que notre mer ne soit que le lieu des tragédies migratoires ou une simple “frontière” entre l’Europe et l’Afrique.
Mon rôle, en tant qu’universitaire du Sud, est de prouver que la Méditerranée est avant tout un continent liquide, un espace de circulation, de flux et de reflux. Le concept de mixité est, pour moi, la norme historique. Nous avons toujours été des peuples en mouvement, qui se croisent et se métissent. Mon engagement vise à rétablir ce récit historique de la fluidité, où le Sud, incarné par la Sicile et la Tunisie, n’est pas la périphérie, mais le cœur battant du monde euro-méditerranéen.
C’est pourquoi je m’inscris en faux contre la politique inhumaine des visas qui entrave cette fluidité essentielle. L’être humain a le droit fondamental de bouger librement et, tout aussi crucial, de faire retour dans son pays librement, comme le stipulent les conventions internationales sur la mobilité et les droits de l’homme. Les visas ne devraient pas être des instruments de blocage, mais de régulation. Si je suis un ambassadeur, c’est celui d’une conscience Euromed qui défend ce droit à la libre circulation pour tous, car le développement et l’avenir de l’Europe dépendent intrinsèquement de l’ouverture et du dialogue avec l’autre rive.
6. Il y a plusieurs jumelages entre les villes tunisiennes et italiennes, cet été il y avait eu un événement à Palerme avec le consulat Tunisien? Que partagez-vous?
Les jumelages sont des outils institutionnels fondamentaux, car ils donnent une structure officielle aux liens que les peuples n’ont jamais cessé de tisser. Un exemple frappant est la relation entre la Sicile et la Tunisie, qui se manifeste dans la vie quotidienne, de la cuisine (la pasta et le couscous) à la musique.
L’événement qui s’est tenu à Palerme cet été, en collaboration avec le Consulat Tunisien, a mis en lumière l’urgence de partager la mémoire vivante. Nous ne partageons pas seulement des documents historiques, mais un patrimoine immatériel et des familles encore unies par les deux rives. Ces initiatives sont cruciales pour :
* Promouvoir le “Tourisme des Racines” : Encourager les descendants d’émigrés siciliens et tunisiens à revenir et à renouer avec leurs origines.
* Soutenir la Création Contemporaine : Mettre en avant les artistes et les intellectuels qui travaillent sur ces thèmes d’identité métissée.
* Favoriser la Coopération Décentralisée : Des villes comme Palerme et Tunis, Sfax et Catane, peuvent développer des projets concrets (environnement, culture, jeunesse) plus rapidement et efficacement que les grandes institutions centrales.
En somme, nous partageons la certitude que nos destins sont liés. Chaque événement de jumelage ou de commémoration est une réaffirmation que la mer n’est pas une barrière, mais notre unique place publique commune.
Merci Gentile Professore !

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