photo Diane Cazelles pour UFFP
Lauréat du prix de la société civile Rwanda
Se reconstruire même après un trauma profond, transmutersa douleur et en faire une force et non plus une faiblesse, avec une philosophie de la résilience : ou le concept de bonne puissance. Après une thèse à l’Université de Leuven, initié à la philosophie taoïste, théologien rwandais décide de revenir au bercail en 1990 pour lutter contre les maux de l’âme et la violence qui ont abouti à un génocide qui a laissé de profondes séquelles psychologiques dans les populations. En 2000, l’Association Modeste et Innocent voit le jour, en hommage à des amis dont l’un a été fauchés durant l’épouvantable tragédie. Une formidable leçon de courage, d’endurance, de sagesse et d’humanité. Nous sommes allées à la rencontre d’un personnage dont le discours hors des sentiers battus nous a laissées perplexes, tout en nous marquant. La résilience avec un grand R marque son parcours, car pour pouvoir exercer et aider les autres, il a été dans un premier temps rejeté par le régime de Kigaliet mis en prison, pour ses thèses jugées trop révolutionnaires « et menaçant la sûreté intérieure de l’Etat. » Il aurait pu exercer ailleurs, mais Laurien ne voulait pas lâcher son pays, il savait que le besoin était vital la bas. Retrouver une autre logique dans la lecture des événements de la vie, incorporer « la bonne puissance » pour plus d’UBUNTU, sont la mission et la profession de foi de Laurien Ntezimana.
Tout un travail énergétique de remise en forme pour remettre « debout, ensemble et au travail pour se reprendre en main»
Entretien :
L’Association Modeste et Innocent ce ne sont pas des adjectifs, mais un hommage ? Oui ce sont les prénoms de mes amis, Modeste, prêtre, et Innocent, marié comme moi. On avait travaillé ensemble au service d’animation théologiquedu diocèse catholique de Butare. Innocent a été tué le 30 avril pendant le génocide et Modeste est mort cinq ans plus tard en 1999. En 2000 j’ai donc créé l’AMI, l’Association Modeste et Innocent. Cette Association poursuit le travail que l’on avait entamé Modeste et moi après le génocide, travail de la guérison et de la réconciliation.
Parlez nous du cœur du métier de l’AMI ? Nous avons donné comme objectif à l’Association de travaillerlecœur de l’humain dans la société rwandaise. Nous utilisons à cet effetun concept que j’ai ciselé en 1990 :le principe de bonne puissance. C’est un trinôme qui englobe en premier lieu la stabilité ou l’assurance qui surgit en nous lorsque nous nous rappelons « qui nous sommes vraiment. »
Qui je suis vraiment, c’est à dire ? Qui je suis vraiment… bien en y répondant, on se dit simplement que l’on est une émanation singulière de lavie universelle et donc comme tel je suis « increvable » cela revient à penser que l’on peut traverser des situations intolérables et pourtant rester debout.
Renaitre de ses cendres, est ce à dire, c’est cela l’Ubuntu ? Pas précisément, mais le deuxième aspect du fameux trinôme, l’énergie ou la force de vivre qui sourd de l’assurance.Oui tel le phénix, on peut faire face à toutes les misères et se relever !
Quelle est donc la troisième dimension ou assertion ? L’union ou la non-exclusion. Considérer que l’autre qui nous a fait du mal ou du tort, reste malgré tout un être humain. Cette attitude de non exclusion permet de bâtir une société qui traverse le pire, vivante.
Vous pratiquez ces théories au quotidien ? Oui surtout entre des victimes dedugénocide ou rescapés et les ex prisonniers pour cause de génocide. Nous arrivons après le génocide et notre travail consiste à rappeler à chacun, qu’ils sont avant tout des êtres humains, nonobstant le crime, l’acte atroce commis.
L’essence de l’humain en kinerwanda c’est la bonté et la gratuité ? Par la bonté nous entendons la santé physique, émotionnelle, mentale et spirituelle. Mais si l’on n’a plus cette santé, eh bien on apprend des techniques pour la retrouver. Par ex pour être concret et gérer une situation de haut stress : on inspire puis on expire et on parvient à relâcher les nœuds. En faisant les mouvements, les expirations et la visualisation tout ensemble, on parvient à dénouer le nœud.
Quels sont les symptômes courants des patients ? On en a beaucoup qui ne savent plus respirer, dormir, digérer. Ils n’aiment plus le monde et ils ne goûtent plus la bonté de la vie. Alors on les fait respirer, puis manger des légumes et des fibres alimentaires pour les aider à faciliter le transit et gérer ainsi certains effets néfastes de leur stress. On leur réapprend à dormir et à se déconnecter mentalement. Quand ils dorment, ils recommencent alors à revoir la vie autrement.
Dormir est crucial ? Évidemment, il faut connaître ses neufs perles. Quand on est dans son lit il faut penser à toutes ses perles ou articulations principales : on commence à penser à l’état de nos orteils, puis l’état de nos chevilles, les genoux, les aines et la colonne vertébrale, les épaules, les poignets et les doigts, les auriculaires, les annulaires, les majeurs, les indexes et les pouces. Et ensuite, on refait le chemin inverse. Au troisième tour, on dort déjà !
En bref, il ne suffit pas de respirer, mais de mettre sa conscience sur sa respiration.
L’Association refait l’individu ? Oui nous mettons nos patients debout, en les refaisant mais aussi en refaisant la relation à l’autre. Quand on change son regard sur le Monde, alors on est prêt à guérir.
Au fond le pardon, ce n’est pas d’abord pour autrui mais bien pour sa propre guérison ? Absolument, l’Association œuvre de fait dans ce sens, on n’est là ni pour juger, ni pour le pousser au pardon tel que compris habituellement. On est là pour dire au patient de sauver sa peau en arrêtant de porter sur lui-mêmelemal qui le ronge. Déposer le criminel en arrêtant de ressasser le mal qu’il nous a fait. Il cesse alors de peser sur nous. Le passé est derrière, aujourd’hui il faut porter son présent.Voilà le pardon que nous prêchons.
La Théologie ce n’était pas votre truc ? A vue académique, je suis un théologien raté et je l’assume ! Car j’ai constaté que pour trouver la vérité, ce n’était pas en me conformant à des écrits qui allaient décider pour moi. Je voulais décider de mon destin, de mon parcours, et de mes choix de vie. J’ai quitté la philosophie occidentale pour aller voir chez les taoïstes. Avec la pratique du Tai Chi, j’ai découvert alors une autre philosophie, incarnée, une philosophie dansée. Je suis alors passé de la rédaction d’une thèse à un exercice de véracité qui consistait à dire ce qui vienten ignorant les objections. Je ne voulais pas me laisser inhiber par le jugement d’autrui. Le fondement du principe de bonne puissance, c’est que la vie est une banane qu’il faut d’abord manger avant de discourir dessus !
Mettre les gens debout, mettre les gens ensemble, mettre les gens à travailler ? Oui c’est notre mission, les aider à se reprendre en main.
Vous avez aussi formé autour de vous ? Oui notamment des assistants communautaires qui travaillent avec nous sur les collines.
Vivre est possible même après le néant ? Oui c’est bien notre tâche au quotidien. Redonner la foi, la force, le courage de se reconstruire.
Quelle est la position de votre gouvernement ? Cela a été notre plus grand défi, car il nous a d’abord mis en prison. Début 2002. On nous considérait alors comme des sujets subversifs qui portaient atteinte à la sûreté de l’Etat. On nous a mis en prison puis on a suspendu notre Association.
Mais en 1998 Modeste et moi avions reçu un prix de la Paix. Je n’étais donc pas tout à fait un inconnu
pourla communauté internationale qui a fait son boulot et nous avons été assez vite relâchés. Puis en 2003 un autre prix en Allemagne « le TheodorHaeckerPreis
« pour le courage et la politique. » Et bien sur le prix Harubuntu en 2013. Cela correspond au fond, à ma conception du doctorat en théologie, même si je n’ai jamais reçu le diplôme académique.
Ce prix vous a protégé en quelque sorte ? Oui des ONGS des droits de l’Homme sont montées au créneau.
Vous avez négocié pour rester en fin de compte ? Pendant deux ans et deux mois, j’ai négocié avec le gouvernementL’AMI devait continuer à travailler. Cela a été accordé.
Qu’en est-il de la réconciliation ? Le gouvernement a fait un baromètre sur le taux de réconciliation, il a décrété qu’il l’était à 80 % mais ce n’est pas si sûr. Les rwandais sont encore à 30% traumatisés, selon les statistiques. A l’AMI, le travail pour la réconciliationest plus approfondi. Au – delà du pardon, nous voulons transformer la douleur en conscience
Économiquement, c ‘est mieux ? oui la reconstruction est réelle, on est un exemple en Afrique et l’on est considéré comme un dragon. Les femmes et la parité sont au rendez-vous, d’ailleurs les hommes commencent à s’en plaindre (sourires)
S’agissant de la région des grands lacs, les tragédies continuent comme en RDC ? Cela continuera encore et toujours car c’est une région convoitée et simplement aussi parce que l’on n’a pas encore touché le fonds. Des rwandais, ougandais et congolais n’ont pas intérêt que cela finisse. C’est un génocide consommé depuis des années, mais il y a trop d’intérêt en jeu pour espérer croire à une issue avant longtemps. Oui les grandes puissances sont derrière tout cela, mais ceux qui portent les machettes sont les africains entre eux !
Les fatalités continueront alors ? Il faut lire EckhartTollé, il a écrit un livre intitulé « Nouvelle Terre : avènement de la conscience humaine »il explique que l’état actuel de l’humanité se résume en un seul mot : ego.
L’Ego tue l’humanité ? Oui il amène la soif de puissance de conquête et tant que je ne l’aurai pas vaincu chez moi, je ne pourrai pas le chasser de toi ! C’est le fonctionnement naturel de l’être humain.
Je prends et je frappe et donc je ne peux changer les choses. Je pourrais changer les danseurs mais la mélodie restera la même… C’est de paradigme qu’il faut changer.
Harubuntu ? Je suis heureux d’être reconnu par ce prix et c’est, encore une fois, la reconnaissance de mon engagement pour l’humain.