Entretien avec Philippe Ryfman, auteur du livre « Histoire de l’Humanitaire »
Philippe Ryfman auteur de « Histoire de l’Humanitaire » ouvrage paru aux éditions la Découverte ( 2008) nous propose une mise en perspective des principales étapes qui ont caractérisé la mise en marche de la « machine à faire du bien » D’hier à aujourd’hui, une généalogie tente de répondre aux questions laissées en suspens. La lecture de cet ouvrage est une façon de mieux cerner les objectifs et les enjeux d’une vocation qui semble s’essouffler.
Par Fériel Berraies Guigny
Car l’humanitaire est bien en question, avec les scandales de la dernière décennie, les procès et les accusations de détournement de fonds, de « rapts et marchandisation d’enfants orphelins » de capitalisation sur « la misère humaine » beaucoup d’ONG et « Machines » sont aujourd’hui pointées du doigts. Mettant à mal l’acte même de solidarité. Alors que le Monde contemporain a cruellement besoin de cette solidarité désintéressée qui fait de plus en plus cruellement défaut.
Philippe Ryfman au centre donnant une intervention
Entretien :
Vous affirmez que l’humanitaire dans son sens et son symbolisme est source d’enjeux mais également de dilemmes moraux?
Incontestablement et c’est une des premières phrases de mon livre. Ces enjeux sont opérationnels, organisationnels – s’agissant de l’action des différentes agences humanitaires sur le terrain et de leur coordination – mais également médiatiques. Ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est que l’humanitaire concerne des populations en souffrance, des victimes, des blessés, des prisonniers, des réfugiés ou déplacés ayant souvent tout perdu. La charge symbolique et la dimension éthique sont donc considérables.
De façon concrète, on pourrait illustrer cela avec ce qui s’était passé en Somalie il y a quelques années. Rappelez vous suite à divers attentats, enlèvements et prises d’otages visant le personnel international comme national d’ONG encore présentes sur place, plusieurs d’entre elles ont été contraintes de suspendre leurs opérations. Cette contrainte de sécurité est source de dilemmes moraux puisque les besoins de la population somalienne sont immenses, compte tenu de la situation qui prévaut sur place depuis la reprise des combats. Ce n’est qu’un exemple car, bien entendu, il y a beaucoup d’autres cas où l’action humanitaire est stoppée ou empêchée alors que des populations sont en souffrance.
Pourquoi parler de la généalogie de l’humanitaire d’hier à aujourd’hui ?
Il importe de dissiper certains facteurs de mauvaise compréhension, s’agissant de l’humanitaire. Son épaisseur historique et temporelle est méconnue, en terme d’idées, de concepts, de pratiques. Alors que l’humanitaire est une lente construction édifiée à partir du XIXème siècle, et s’alimentant à des sources philosophiques, religieuses et philanthropiques. L’humanitaire a connu plusieurs strates, on ne peut le concevoir de ce fait comme un tout global. Selon la période historique, les agences (ONG, CICR, Nations unies) usent de différents répertoires d’action. Durant la Guerre froide avec l’antagonisme opposant les deux Blocs, ils opéraient là où les institutions onusiennes ne pouvaient ou ne voulaient intervenir, compte tenu des implications géopolitiques. Il y a eu également des périodes de plus ou moins forte acceptation de l’action humanitaire. L’approche historique permet justement une lecture de l’action humanitaire qui aide à comprendre le présent. La dernière décennie du XXème siècle en terme d’action et de pratiques opérationnelles n’a déjà plus guère à voir avec l’humanitaire, tel qu’il est exercé actuellement en ces années 2000.
Pourtant aujourd’hui, l’humanitaire est en crise, beaucoup d’ONG sont pointées du doigt comme étant « budgétivores » il y a même eu des scandales financiers, certains pays du Sud cherchent à se désengager de cette forme d’assistance, qu’en pensez-vous ?
Ni les ONG, ni les institutions Croix-Rouge, ni les agences onusiennes ne peuvent être présentes dans une zone sans l’accord des autorités locales. De droit ou de fait. L’idée contraire est erronée. Médecins Sans Frontières-France (MSF-F), comme vous le savez, vient ainsi de devoir interrompre son action au Niger, suite à la demande du gouvernement.
Auparavant la présence de cette ONG sur le terrain s’inscrivait dans le cadre d’une convention avec le Ministère de la Santé de ce pays. Par la suite, la décision gouvernementale de suspendre, puis d’interdire la reprise des opérations de MSF-F a décidé de l’issue du programme. Officiellement les autorités contestent le nombre officiel d’enfants touchés par la malnutrition dans leur pays, accusant le personnel de MSF de grossir les chiffres. La question a fait l’objet de débats nombreux dans les milieux politiques locaux opposant, par exemple des parlementaires au gouvernement. Pourtant la mauvaise situation nutritionnelle de certains enfants est bien réelle. Cette décision du gouvernement nigérien semble, en tout cas, plus motivée par des raisons politiques qu’humanitaires.
L’idée d’institutions qui seraient budgétivores est plus qu’à nuancer aussi. Par rapport à certaines agences, les ONG fonctionnent au contraire avec des budgets limités et les frais de personnel le sont tout autant. Bien sûr, des dérives peuvent exister, mais elles sont peu nombreuses. Pour l’essentiel, l’argent est récolté grâce aux dons et aux financements publics.
D’un point de vue politique, certains gouvernants du Sud évoquent des relents de néocolonialisme et parlent de droit d’ingérence sous prétexte d’humanitaire ?
Les acteurs humanitaires agissent au nom de principes comme l’impartialité, la non discrimination, la neutralité… Ils sont apolitiques, et s’inscrivent surtout dans une dynamique liée au système international de l’aide. Rares sont ceux qui se réfèrent à ce concept de « droit d’ingérence ». Les ONG ne sont pas des agents de l’Etat ou de l’étranger, en tout cas pour la plupart d’entre elles.
Quand on les accuse de cela, c’est une façon de leur signifier que leur présence n’est pas ou plus désirée. Parmi les reproches fait aux agences humanitaires celui concernant leur personnel repose sur un postulat erroné. Car 80 à 90 % de celui-ci sur le terrain est national et non international. C’est un domaine devenu extrêmement multilatéral, et nullement réservé à des « Européens blancs », les staffs sont d’abord composés de personnels locaux. C’est donc bien plus mélangé qu’on ne l’imagine.
Quel est le lien entre Humanitaire et Média ? Et quelle est la place de la moralité ?
Il y a un intérêt croissant des médias par rapport à l’assistance humanitaire. Cela permet de prendre à témoin les opinions pour tenter de mobiliser la société civile. Media et humanitaire forment une sorte de couple.
L’Arche de Zoé que vous évoquez est assez caractéristique de ce que ne font pas les agences humanitaires sérieuses.
Il s’agissait d’une association de création récente, sans véritable expérience de terrain ou presque. C’est un exemple de dérive, révélateur d’un risque de populisme associatif qui ne tient pas compte des réalités du terrain. L’action humanitaire c’est du concret et des principes avant toute chose, on ne peut l’improviser. Il faut avoir les qualifications nécessaires, en maîtriser la pratique et en connaître et respecter les règles.
S’agissant des implications morales, elles sont importantes car la dimension de l’engagement, de la solidarité est indissociable de l’action. Et dans l’absolu, l’humanitaire signifie aller vers les plus vulnérables. Mais il arrive aussi qu’on lui en demande trop. Les besoins humanitaires, malheureusement ne semblent pas voués à décroître. Rares sont les zones où l’action humanitaire n’a pas lieu d’être. Par exemple à l’automne 2005, un puissant tremblement de terre avait secoué l’Est du Pakistan. On a beaucoup dit que du fait de l’absence de mobilisation des opinions publiques il n’y avait pas assez de médiatisation, et qu’en l’occurrence les agences humanitaires s’en désintéressaient. Mais en réalité, cela ne fut nullement le cas. Sur le terrain au Pakistan, outre l’assistance de la société civile et de l’armée pakistanaise, le Croissant rouge, le CICR, les agences des Nations Unies et les ONG ont bien été présentes. Donc il y a bien eu une assistance humanitaire qui a été réelle et effective, même si du côté des sociétés civiles européennes les collectes de fonds n’ont produit que des résultats limités. Il faut se garder, des jugements hâtifs.
En Birmanie, même scénario ?
Le gouvernement s’est opposé aux secours humanitaires venus d’Etats du Nord. Les bateaux n’ont pas pu débarquer, les avions sont restés bloqués dans les pays limitrophes. Mais le même gouvernement birman n’a pas refusé pour autant – même discrètement – de collaborer avec des agences onusiennes, des pays asiatiques voisins et un certain nombre d’ONG humanitaires déjà présentes sur place et qui ont pu agir. La réalité est plus complexe et nuancée que ce qu’en présentent certains média.
La globalisation, les catastrophes climatiques, tout cela va engager une demande plus croissante d’humanitaire. A quel humanitaire pourra t-on alors prétendre face à la crise financière actuelle?
Vous avez raison de poser cette question, mais il est difficile de prévoir, à l’heure actuelle, quelles seront les répercussions futures de la crise sur le niveau de l’assistance humanitaire. On peut supposer qu’elle aura un impact sur les ressources financières. Les Etats qui auront des difficultés budgétaires pourraient réduire leurs contributions au système des Nations Unies et aux agences non gouvernementales. Prenons un exemple concret, celui de l’Islande, petit pays nord-européen touché de plein fouet par la crise financière internationale. On sait déjà que cela aura un impact sur la collecte de fonds auprès des citoyens islandais de même que sur les contributions du gouvernement islandais dont les ressources ont dramatiquement diminué.
La réduction des financements publics est envisageable, mais le tout est une question de proportion. S’agissant des financements privés c’est plus incertain. Durant la crise des années 30 on avait observé une hausse de la solidarité et du partage. Donc tout ce que l’on peut affirmer c’est que face à une demande d’assistance en augmentation, l’humanitaire sera de plus en plus planétarisé. Il ne sera plus destiné uniquement au Sud et réalisé par le Nord. Le Sud devra aussi se prendre en charge. L’humanitaire du Sud et des pays émergents a fait son apparition. C’est cet ensemble complexe qui composera l’humanitaire du 21es.
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Biographie express :
Philippe Ryfman est professeur et chercheur associé au Département de sciences politiques et au Centre de recherches politiques de la Sorbonne.
Il est également, avocat et a dirigé le Master de « Coopération Internationale, action humanitaire et politiques de développement ». Il a notamment publié « Les ONG » (Repères, 2004), a contribué à divers ouvrages collectifs et a assuré la chronique « Société civile » du Monde-Economie.