Par Intagrist El Ansari
Créé en 2001, le Festival au Désert connaît chaque année un succès croissant, dépassant toutes les attentes en termes de fréquentation, de renommée internationale et d’impacts socio-économiques au désert Saharien, notamment la région de Tombouctou, au Mali, où il se déroule tous les mois de janvier.
Le succès de cet événement est dû à Manny Ansar, directeur du Festival au Désert et initiateur du projet, il confie volontiers : « Ce festival a transformé ma vie ».
Histoire d’un rassemblement hétéroclite et singulier : le plus grand que le désert ait jamais connu…
La genèse
Je devais avoir environ six ans… Un jour, je me tenais près de mon campement nomade. Nous avions planté nos tentes aux alentours du village de Gargando, dans le désert, à l’ouest de la ville de Tombouctou, en allant vers la Mauritanie. D’une élévation, j’observais, perplexe, ce qui agitait alors le camp tout entier. Des dromadaires de fière allure, à l’image des hommes juchés sur leur selle, arrivaient par groupes, au pas des caravanes ou au galop. Les hommes accueillaient les invités et les conduisaient aux tentes de réception des hôtes, quelques mètres à l’écart des habitations. Les femmes s’affairaient, les unes à agencer l’intérieur des tentes, les autres à frapper le tambourin pour annoncer l’événement en préparation et lancer des appels aux campements voisins…
Le ciel était bleu et orange, traversé d’un arc, dans sa partie ouest, qui formait un dégradé d’une infinité de couleurs que seul le désert permet de voir. Le spectre lumineux du crépuscule jetait comme un air de désolation sur la plaine désertique. Les bêtes et les bergers regagnaient le campement, sous le regard des voyageurs au repos, devant leurs tentes orientées vers le couchant. Les oiseaux migrateurs, dans le ciel, chantaient de leurs voix étranglées la musique des grands espaces, la mélodie qui annonce les prophéties. En écoutant leur concert de chagrin, je redescendis de ma dune et fis le vœu de m’envoler un jour avec eux…
En arrivant au campement, je demandai à ma mère : « Pourquoi tout ce monde ? Est-ce une nouvelle fois la fête de Ramadan ? » Ma mère sourit : « Non ! Ces voyageurs font étape dans tous les campements, ils vont au Temakanit, une fête qui célèbre les retrouvailles de tous les nomades ». Elle me parla longuement de cet événement, de son importance et son intérêt pour le désert et ses habitants. Tout ce monde n’était que de passage, et des gens de mon campement se joindraient à leurs hôtes en une longue caravane, dont l’allure évoque le royaume Yéménite de Saba, terre d’origine de la majorité des tribus touaregs. Ainsi, de camp en camp, les chameliers se dirigeraient vers leur destination finale, un point central connu de tous à l’avance. Ils y retrouveraient encore bien d’autres nomades, venus des quatre coins du désert, pour célébrer la grande fête du Temakanit…
J’avais six ans et je découvrais l’un des rassemblements les plus anciens et parmi les plus importants pour les Touaregs : l’ancêtre du « Festival au Désert ».
Internationalisation : dynamiques d’évolution et d’ouverture
Le Festival au Désert, sous sa forme actuelle de rendez-vous musical international, a été créé en 2001. Mais il constitue l’évolution de ce rassemblement perpétré depuis des temps immémoriaux. D’une certaine façon, cet événement a toujours existé, sous des aspects différents selon les époques, mais toujours en harmonie avec son temps tout en restant fidèle à ses racines d’antan.
L’édition de janvier 2010 a consacré les dix ans d’existence de ce qui constitue aujourd’hui l’un des plus grands rassemblements des diversités au monde. La gigantesque rencontre, sans précédent, a eu lieu près de Tombouctou, à la porte du Sahara. La fête a duré trois jours, au rythme des parades des chameliers, des musiques et des chants du répertoire traditionnel touareg, mais aussi des concerts d’artistes nationaux et internationaux, devant une foule de plus de dix mille personnes. Nomades et sédentaires, étrangers venus des quatre coins du monde, officiels, journalistes, la diversité des festivaliers reflétait avec justesse l’hétérogénéité du monde actuel. C’est certain, le Festival au Désert est un brassage planétaire hybride qui nourrit notre curiosité et bouleverse nos repères.
Que découvre-t-on en venant ici ? L’immensité désertique, naturellement, en toile de fond, mais surtout la singularité d’une culture et d’une civilisation en harmonie avec cette aridité, auxquelles le désert a servi de « rempart » depuis plusieurs siècles. Le chant, la poésie, les contes et la musique constituent des fondements importants du patrimoine historique et culturel de la civilisation touareg. Cet univers se retrouve confronté mais aussi porté par la dynamique d’ouverture véhiculée par le Festival au Désert, qui permet de raconter de manière idyllique et saisissante l’épopée du peuple touareg à travers les âges, au fil des parcours migratoires, des faits historiques et des processus syncrétiques, pour aboutir à une réalité observable aujourd’hui, et où déjà se dessine une autre en devenir. C’est cette longue épopée qui justifie d’ailleurs que l’on milite aujourd’hui pour la sauvegarde et la préservation du patrimoine saharien, qui est d’une richesse inestimable pour l’humanité.
S’ouvrir au monde, c’est prendre conscience de sa propre culture, de son identité et de ses particularités dans le concert des diversités. La globalisation ou la mondialisation des échanges, particulièrement entre les hommes, comme ici au Festival au Désert, ne devrait pas aboutir à une standardisation ou à un « clonage » des comportements, pour reprendre l’expression de Pierre Rabhi. L’uniformisation des modes de vie qui aboutit à un modèle unique est contraire à l’esprit d’ouverture. Savoir prendre chez l’autre ce qui nous améliore est la clé. Le bon usage des relations qui enrichissent et des rencontres créatrices d’amitié entre les peuples est la garantie de la stabilité du monde. C’est le credo du Festival au Désert, mondialement reconnu pour être lui-même un véritable espace de dialogue et d’échanges.
Dans un globe interconnecté, cet événement donne à voir la grande adaptation des Sahariens, jadis reclus dans le désert et la contemplation, face aux évolutions du monde, à la multiplication des rapports par-delà les frontières et au dépassement des barrières identitaires et culturelles. « Composer » avec le monde d’aujourd’hui est inévitable. Le Festival au Désert a permis aux Touaregs venant des campements « de rencontrer la modernité ». Ils en ont adopté les technologies de communication, les moyens de transport, la médecine. Pour le reste, ils ont décidé de garder leur savoir-faire antique, plus adapté à leur vie et plus durable. Cette capacité d’adaptation et cette liberté d’esprit trouvent leur origine dans le désert lui-même : apprivoiser l’immensité désertique, vivre avec son inhospitalité, exerce à s’accorder avec aisance à d’autres situations.
Le sens d’un message délivré au monde
Le plus grand désert du monde sait être un lieu ouvert et accueillant, par la magie de la tradition d’hospitalité de ses habitants. À cette image, le Festival au Désert invite chaleureusement des gens de toutes cultures à venir partager leurs traditions, à se découvrir et à se reconnaître mutuellement au travers d’une rencontre musicale de grande envergure.
Mais le festival pose également cette question : « Qu’est-ce que les cultures et la civilisation sahariennes ont à apporter au monde d’aujourd’hui ? » Les hommes du Sahara ont développé un savoir-vivre en harmonie avec l’environnement, et se sont adaptés à l’espace le plus inhospitalier au monde. Le concept de la « décroissance », cher à Serge Latouche, qui est en train de gagner –lentement – les esprits occidentaux dans leur frénésie de surconsommation et d’amassement de biens matériels, pourrait bien s’inspirer, dans son principe, dans sa philosophie et surtout dans son application, de l’utilisation judicieuse et parcimonieuse des ressources dont font preuve les hommes du désert. Voici de quoi faire souffler un vent nouveau sur le monde, et lui rendre vitalité et jeunesse. Celui-ci en a bien besoin, lui qui traverse une époque de crise, d’inertie et d’obscurantisme capable de balayer l’héritage fondateur des valeurs civilisatrices universelles.
L’échange interculturel que promeut le Festival au Désert est authentique, et renforcé par ce cadre propice et poétique qu’est le désert. Il peut contribuer à apporter une renaissance, ou du moins un éclairage nouveau sur notre monde enclin aujourd’hui à l’amnésie culturelle. Au sein de l’espace de dialogue créé par le festival, l’apport saharien arrive à point nommé. Il puise dans une vieille civilisation, singulière par la force de son originalité qui a traversé des siècles d’histoire et de bouleversements, et dont l’un des points d’ancrage repose sur le rapport exemplaire et harmonieux qu’entretient l’homme avec son semblable, la nature et son environnement – paradoxe, au passage, d’une nature à la fois hostile et captivante : ceux qui savent s’y adapter, au prix parfois d’un lourd tribut, ne voudraient vivre nulle part ailleurs.
La civilisation saharienne contient des survivances et des vestiges issus des cultures anciennes et disparues. La réclusion, la quête de la solitude et de la contemplation ont conduit des hommes à peupler l’espace désertique. Ces derniers ont cheminé à travers les âges, empruntant parfois des parcours différents et résistant à des multiples agressions. Leur isolement a permis la conservation d’antiques traits culturels, d’origines et d’époques diverses. Ces survivances anciennes présentes dans la civilisation saharienne constituent ainsi, comme l’écrit l’anthropologue Jacques Hureïki, « un patrimoine de l’humanité, un patrimoine vivant par rapport aux grands monuments historiques en pierres ».
Notre monde contemporain en perte de repères a besoin des enseignements de la civilisation saharienne, car il peut y retrouver ses racines. C’est ce besoin viscéral qui explique sans doute que tant de gens se rassemblent chaque année, toujours plus nombreux, autour du Festival. Cette obstination du public ne s’est jamais démentie, malgré une presse régulièrement alarmiste lorsqu’il s’agit de parler de la zone sahélo-saharienne, à l’image d’ailleurs de certains Ministères des affaires étrangères. Rappelons donc ici que jamais la sécurité des étrangers venus au Festival n’a été inquiétée, en dépit des oiseaux de mauvais augure qui prédisent invariablement le contraire avant chaque édition !
L’observation de la géopolitique internationale permet aisément de comprendre le pessimisme qui nourrit l’actualité. Depuis un certain temps, le plus grand désert du monde n’est malheureusement plus à la une pour ses dunes et ses paysages sensuels, immenses, majestueux et infinis ! Le vent des enjeux internationaux, de la géostratégie et des intérêts étatiques pour les ressources naturelles – l’eau, le pétrole, le gaz, l’uranium et l’énergie solaire – souffle sur l’espace saharien, qui en souffre parfois avec violence. L’actualité internationale se laisse porter par ce vent qui, pourtant, comme tous les autres, passera. Le plus grand désert du monde survivra. Il résistera à ces tempêtes, aussi rudes soient-elles, comme par le passé. Il aura toujours le dernier mot. Et il veillera sur le Festival au Désert qui a la grande et noble mission de sauvegarder une part du patrimoine de l’humanité.
Dix ans déjà…
Janvier 2010. J’ai un peu plus de 30 ans, à l’heure où le Festival au Désert célèbre sa première décennie d’existence. Au sommet d’une dune, je me tiens là, voilé de mon turban par pudeur, pour ne pas être gêné par le regard d’autrui alors que je contemple avec émotion la fourmilière humaine en dessous.
Nous sommes au deuxième soir du Festival. De mon observatoire, je domine tout le camp. Celui-ci a été monté en moins d’une semaine et abrite désormais plus de dix mille hommes et femmes de toutes nationalités, de tous corps de métiers, de toutes hiérarchies sociales, de tous âges, de toutes religions… Une mosaïque du monde actuel est ici !
On peut y croiser à la fois des ministres, des ambassadeurs, la Princesse Caroline de Monaco, un milliardaire copropriétaire de la célèbre chaîne MTV, et un berger qui fait vivre ses huit enfants avec quinze chèvres, ou un artisan qui propose sa confection du jour… Tous, si différents et si semblables, prennent place sur la même grande dune blanche, au sable fin et immaculé.
Comme chaque soir, sur cette tribune commune, les groupes se forment spontanément autour des feux de camp. Simplicité de la rencontre… Devant eux, une grande scène ouverte, dont la capacité sonore défie par sa puissance le silence désertique. Mais la lumière des projecteurs éclaire le désert sans concurrencer les étoiles…
Jean-Marc Phillips Varjabédian, violoniste formé au Conservatoire supérieur de Paris, interprète la « Chaconne » de Jean-Sébastien Bach. Une tension graduelle et fiévreuse s’empare de la foule. La musique se propage à travers l’aridité de l’air et de l’espace. En ce moment précis, je sens pousser comme des graines de sable dans mon corps ! La transe se termine… Je reprends conscience, de retour de ma lointaine échappée baroque. Le public reprend lui aussi ses esprits, et applaudit à tout rompre, alors que le groupe Tartit, emblématique ensemble de femmes touaregs, arrive à son tour sur scène…
Les femmes sont drapées de voiles blancs, avec grâce et élégance. Une étoffe indigo, nouée sur l’épaule, complète leur costume, dans le pur style saharien. Les musiciens accordent leurs instruments, tandis que les femmes assises, de la pointe des doigts, ajustent leurs vêtements… Gestes simples et délicats dont la beauté et le raffinement sont au-delà du descriptible ! Le cœur s’abreuve de ces détails subtils, alors que la musique commence…
Décidemment, cette soirée est dédiée au XVIIIe siècle, entre Bach ou l’apogée de l’époque baroque européenne, et les récits épiques qui évoquent les reconquêtes du Sahara par les Touaregs. En effet, Tartit interprète ce soir-là « Abacabok », qui retrace l’histoire de Hawalen Ag Hammada al-Ansari, « le Pieux », mystique saharien du XVIIIe siècle. Une voix envoûtante, entraînante, attachante et captivante à la fois chante la poésie de l’immensité et de l’infini. L’inconsolable nostalgie des origines et des temps heureux s’empare d’une foule conquise et saisie par l’air lancinant, hypnotique et transcendantal. Le temps se fige. La magie opère. L’émotion est tangible. L’auditoire est sous emprise, et je suis emporté par le rêve. Mon cœur et mon esprit s’égarent dans les méandres d’une réflexion énigmatique où mes pensées se mêlent à la musique et à la poésie chantée. Dans cette aventure intérieure, je me souviens de ce jour où, enfant, je m’interrogeais sur la longue caravane arrivée au campement, et découvrais le Temakanit. Soudain, je prends conscience que mes interrogations n’ont jamais cessé… Un quart de siècle après, de cette dune qui est mon poste d’observation, je suis encore aux prises avec le mystère de ce rassemblement, de ce brassage, de ces échanges et de l’énergie qui les anime ! Une étrange ardeur fait que, au même moment, au même endroit, des Sahariens et des gens de la ville, des Africains et des étrangers venus de l’autre bout du monde, de Nouvelle-Zélande, du Canada, du Cap Nord, se retrouvent dans une communion totale et harmonieuse ! Comment penser cette chose, décrire ce phénomène ? Comment penser cette gestation de notre époque, qu’enfantera-t-elle demain ? Intrigué et perplexe, je suis…
Mais le désert, lui, a très certainement la réponse.
Intagrist El Ansari
Photos d’illustration
Copyrights : © Intagrist El Ansari
Légendes :
Photo 1 : Abdallah Ag Al-Housseïni, du groupe Tinariwen
Photo 2 : Le site du festival, au crépuscule de la première soirée
Photo 3 : Le groupe Imarhane sur Scène
Photo 4 : La trompette et le méhari
Photo 5 : Rencontre avec un groupe d’Inuits canadiens
Photo 6 : Le camp des artisans
Photo 7 : Performance surréaliste en off du groupe inuit
Photo 8 : Le public du festival