Par Aicha Bounaies
Un exercice de style mis en pratique par les démocraties naissantes du printemps arabe, mais l’ouvrage d’Albert Ogien et de Sandra Laugier sorti aux éditions la Découverte un an avant les révolutions pose un autre regard. Un essai qui étudie la question selon une perspective sociologique, pour interroger les fondements de la désobéissance dans les régimes démocratiques de l’Occident. Comprendre la nature et les éléments catalyseurs de l’acte de désobéissance en lui même, ou comment parfois le trop plein de démocratie peut engendrer des comportements qui semblent défier la démocratie. Comment les formes modernes d’exercice du pouvoir en Europe conduisent sournoisement et subtilement à réduire l’espace des droits et des libertés des citoyens.
Bio expresse
Albert Ogien est sociologue, directeur de recherches au C.N.R.S. et enseignant à l’EHESS. Après une formation et de premiers travaux en anthropologie sociale (portant sur l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid), il a mené des recherches sur la psychiatrie et la toxicomanie. Depuis une quinzaine d’années, il analyse le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir et les formes de résistance qu’il suscite (L’Esprit gestionnaire, Ed. de l’EHESS, 1995). Il vient de publier, avec Sandra Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ? (La Découverte, 2011)
Entretien avec Albert Ogien
1/ Les raisons de se révolter ne manquent pas, mais on est plus habitués à en parler dans un cas de non démocratie, pourtant vous l’abordez dans un contexte de culture démocratique à l’occidentale ? Pourquoi ce livre? Bonne question. En effet, normalement dans une démocratie il n’y a pas de raison de désobéir. En Europe en particulier, les droits fondamentaux de l’homme et du citoyen sont garantis et plus ou moins respectés. Bien sûr, des problèmes concernant les droits et libertés ne cessent de se poser et suscitent des luttes pour obtenir leur respect ou conquérir leur extension (il suffit de penser au vote des femmes, à l’avortement, à l’homosexualité, etc.). On peut cependant dire que les discriminations envers les personnes ont formellement disparues et tout citoyen européen peut aller devant tribunal (national ou européens) pour faire valoir ses droits. La démocratie fonctionne donc correctement. Chacun peut jouir des libertés de vote, d’association, de grève, d’opinion, de croyances, de grève, etc. Le système représentatif est rodé, avec la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice. Et les droits sociaux assurent une protection contre le chômage, la maladie et la vieillesse.
2/ Donc tout est parfait?! L’observation que nous avons faite est que, malgré tout cela, des individus continuaient à recourir à la désobéissance civile pour faire valoir des droits qu’ils sentent bafoués. Notre enquête a essayé de décrire les raisons pour lesquelles des citoyens vivant en démocratie choisissent cette forme d’action politique alors que l’ensemble de leurs droits leur étaient accordés.
3/ Le livre est sorti pourquoi? On voulait comprendre le contenu des actes de désobéissance civile qui étaient présentés comme tels par ceux qui les commettaient aujourd’hui. Nous avons observé que ces actes se divisaient en deux grandes catégories : ceux qui étaient commis pour venir en aide aux étrangers sans papiers et aux clandestins (comme ces parents qui cachent les enfants pour leur épargner l’expulsion) et consistaient à se mettre délibérément en infraction au nom des principes d’humanité et de solidarité et en réclamant une modification du droit des étrangers ; ceux qui étaient commis pour dénoncer une remise en cause des droits politiques et sociaux des citoyens (en particulier les politiques de la réduction des missions et du caractère universel des services publics). Nous avons constaté que certains fonctionnaires (à l’école, à l’université, dans les hôpitaux, dans la justice, dans la police, etc.) chargés d’appliquer ces mesures de restriction refusaient de le faire afin de ne pas prêter la main à ce qu’ils considéraient être une atteinte grave aux principes de la démocratie. Ces actes de désobéissance s’opposent à la transformation de la manière de gouverner qui affecte les régimes démocratiques modernes et réduit les droits sociaux pour rendre l’action de l’Etat plus “efficace”, c’est-à-dire moins coûteuse. Dans les deux cas, les actes de désobéissance civile sont commis au nom d’un principe supérieur à celui de la stricte légalité des mesures appliquées. Et quand on analyse plus précisément ce qui justifie ces actes, on réalise qu’ils sont souvent suscités par la place envahissante que le chiffre a pris dans la définition des politiques publiques.
4/ La politique du chiffre dans l’immigration est une preuve flagrante non ? Oui, car une partie de la rémunération des fonctionnaires se fait dorénavant “au mérite” et les primes dépendent directement du fait que les objectifs fixés sont remplis ou pas. Cette pression du chiffre se retrouve dans toutes les administrations d’Etat. Le chiffre utilisé de cette manière dans la gestion des affaires politiques dénature la démocratie. Le souci de la productivité entre en contradiction avec le principe d’égalité et l’esprit de service public. Et c’est ce qui conduit certains agents à s’y opposer en entrant en désobéissance.
5/ On reproche au monde arabe et l’Afrique de ne pas avoir de culture démocratique. Pourtant ce que l’on observe depuis l’hiver dernier risque de changer la donne? Cela semble avoir effectivement changé la donne. En tout cas l’idée selon laquelle “les peuples arabes sont incapables de démocratie” est démentie par les faits. Bien sûr, il faut encore attendre pour voir ce que cela va donner. Même si beaucoup redoutent que, en fin de compte, les islamistes vont prendre le pouvoir, le sentiment qu’il ne peut y avoir de retour en arrière est assez fort aujourd’hui, car les revendications démocratiques des peuples ont été si puissantes qu’on ne s’imagine comment elles pourraient être à nouveau coulées dans le moule d’une religion trop contraignante. Plus généralement, on constate aussi que l’islamisme n’a pas été à l’origine de ces révolutions et que les nouvelles générations semblent s’être soustraites à son emprise. Bien sûr, seule l’histoire nous dira la suite des événements. La démocratie au fond, ce n’est pas une culture, c’est avant tout une manière de se représenter sa place dans une société.
6/ La démocratie a toujours été présentée comme une importation occidentale. N’a-t-elle pas des ressorts universels ? Je crois que le principe de la démocratie naît quand les gens expriment le refus d’être humiliés, dans le Nord comme dans le Sud. Cela n’a rien à voir avec l’ethnoculturel. La démocratie est en germe dès lors que les individus ont le sentiment d’être méprisés ou traiter de façon indigne. Il suffit qu’ils expriment leur aspiration à ne plus l’être et réclament un changement pour plus de dignité pour que l’idée démocratique fleurisse. La revendication à l’autonomie est un phénomène qui fait partie de l’histoire naturelle de l’humanité. Si on ne sait pas exactement à quel moment cette revendication impose sa légitimité (même si des analyses comme celle de Todd et Courbage sur la rupture démographique en disent quelque chose), on sait que c’est lorsque l’emprise que la tradition exerce sur les individus devient défaillante, lorsque les règles qui définissent et reproduisent le statut de chacun dans la communauté faiblissent, qu’émerge cette exigence de respect de la dignité en tant que personne. C’est au moment où s’exprime la revendication d’un droit reconnu et garanti à ne plus être humilié que naît l’idée de la démocratie ; et avec elle, l’aspiration à la liberté individuelle.
7) Liberté et Droit, c’est un peu abstrait? Oui ce sont des concepts très extensibles, qui peuvent dire très peu comme beaucoup de choses. En Europe, un grand nombre de droits et de libertés est inscrit dans les Constitutions et les codes législatifs. En gros, l’Etat s’interdit d’intervenir dans le domaine des libertés individuelles. La France se distingue dans le concert des pays européens par une extrême attention à ne pas donner trop de libertés aux individus. Chaque avancée se fait de façon douloureuse (comme dans le cas de l’euthanasie, du mariage homosexuel, de la procréation assistée, de la liberté de l’internet). On ne sait pas si c’est le poids que pèse encore l’Eglise catholique dans le champ politique, mais les résistances en matière d’évolution des mœurs et des lois y sont toujours plus grandes que dans les pays nordiques ou qu’en Espagne. En vérité, la France n’est pas libertaire ; l’Etat y reste très paternaliste, et accepte difficilement de se dessaisir de ses prérogatives au bénéfice des citoyens. Est-ce pour cette raison que la désobéissance civile, en tant que forme d’action politique, y reste le ferment de l’extension des droits et des libertés ?
8) Qu’est ce qui fait que les jeunes générations adhérent moins à la politique ? Dans la nouvelle édition du livre en format de poche, il y a une postface dans laquelle nous associons les actes de désobéissance civile en démocratie avec les formes d’action inventées par les révoltes du Monde arabe et les rassemblements d’“indignés” en Europe. Ils partagent en effet certaines caractéristiques : primauté à la parole des citoyens ordinaires, expression libre, non-violence, rejet des partis, refus de suivre un leader ou de s’aligner sur un programme, etc… En Tunisie et en Egypte, comme en Europe, les revendications de ces mouvements se sont exprimées en dehors des canaux officiels. Ce qui est magnifique c’est que c’est la société civile qui a pris les choses en main. Les formes un peu figées de la représentation politique institutionnelle ne convainquent plus les jeunes générations. Il y a une sorte de mouvement qui vient de ceux qui n’arrivent plus à s’intégrer, pour lesquelles aucune place ne semble avoir été réservée dans la vie des nations. Pour les jeunesses, comme pour beaucoup d’autres franges de la population, les partis politiques et les syndicats ont cessé d’exprimer leur attentes et de les défendre. Le slogan “Vous ne nous représentez pas” entendu sur les places européennes est la version démocratique du “Dégage” qui a été scandé en Tunisie, en Egypte et ailleurs dans les mondes arabe et africain.
9/ L’image qui reste? Un peuple debout, qui dit “non” et décide de prendre son destin en mains. Il faut introduire bien sur des variations d’un pays à l’autre et d’un régime à l’autre. Mais la leçon semble être là : la revendication démocratique ne peut être tue même sous un régime autoritaire et sanguinaire !
10/ La Tunisie votre vision ? C’est devenu un phare de la démocratie mondiale, tout le monde attend de voir ce qui va se produire comme s’il s’agissait d’un laboratoire de la démocratie. Chaque petite atteinte, chaque entorse aux droits et aux libertés individuelles risque de faire dire aux gens “Ah ! la révolution ça rate à chaque fois”. Il existe une énorme pression, beaucoup d’espoirs et de craintes. Mais il faut se garder de tout excès : les processus historiques sont longs et les révolutions ne sont pas indolores. Les peuples doivent admettre les conséquences des mouvements qu’ils ont mis en route (même si l’impatience l’importe souvent sur la sagesse). Mais, pour les observateurs et les analystes, l’important réside dans les tendances lourdes des phénomènes en marche. Il faut se projeter dans l’avenir prévisible. Même s’il est impossible d’aller plus vite que l’Histoire, on peut penser que le processus démocratique en sur les rails, sans oublier que l’instauration d’une vie démocratique prend un certain temps et que, comme le montre la persistance de la désobéissance civile, elle n’est jamais définitivement achevée. La démocratie est un chantier toujours ouvert auquel on peut chaque jour apporter une pierre nouvelle.
11/ Contester c’est être hors norme? Il ne faut pas confondre les choses. La sociologie nous apprend qu’il existe deux usages de la notion de norme. L’un est répressif : la norme contraint et reproduit un certain ordre dominant ; dans un second usage, la norme est un guide dont les individus se servent pour rendre leurs actions intelligibles à autrui. Dans le premier usage, la figure de l’Etat et de ses institutions se profile, à laquelle est associé la mission d’éradiquer toute contestation. On se trouve là dans le domaine du politique ; et dans ce domaine, se révolter, s’opposer, contester ou désobéir sont des actes légitimes, normaux (sous certaines conditions bien entendu). Je persiste à dire que le sentiment de se sentir humilié est universel. Il faut penser que tout être humain est capable de le ressentir. Ce qui est à l’origine de la désobéissance, c’est le fait de considérer qu’une loi ou un règlement est indigne. Ce qui justifie la justesse de ce sentiment est le fait que lorsqu’il est exprimé publiquement, peu de gens conteste le bien fondé du refus d’appliquer une directive indigne ou ignoble. C’est simplement une question de justice, et tout un chacun sait, je l’espère, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Mettre des étrangers à la porte, les laisser mourir, c’est indigne ; humilier des individus sans défense, c’est ignoble ; laisse croitre les inégalités et la pauvreté, c’est inacceptable. Chaque fois que des citoyens se lèvent pour dénoncer l’indignité, l’humiliation, l’avilissement, l’indifférence, la revendication qu’ils expriment fait progresser l’esprit et la lettre de la démocratie, d’un côté comme de l’autre des deux rives de la Méditerranée.