On les rencontre dans des endroits stratégiques susceptibles d’être fréquentés par des hommes au portefeuille bien garni qui se laissent souvent attendrir par le regard savamment étudié de ces petit garçons. Vêtus de vêtements trop grands ou trop petits, usés et défraichis, souvent pieds nus et toujours sales. Affublés de l’éternel pot de tomate dans lequel gisent pèle -mêle quelques morceaux de sucre, des bougies, du riz et des biscuits de mer, résultat d’une offrande nullement désintéressée. Ils arborent dès les premières lueurs de l’aube des mines fatiguées et maussades d’enfants qui n’ont pas assez dormi, et encore moins, mangé à leur faim. Ils se dirigent par petits groupes vers les grandes artères de la capitale sénégalaise, aux alentours des commerces, des banques, ou aux feux rouge, slalomant parfois dangereusement entre les véhicules.
Ils tendent la main aux passants, en quête d’une piécette et ne semblent nullement choquer, ni gêner les automobilistes et piétons qui les côtoient chaque jour. Ils semblent faire partie du décor et paraissent presque « pittoresque », « exotique » pour certains touristes occidentaux qui n’hésitent pas à les prendre en photo. Ces petits garçons âgés en moyenne de cinq à dix ans répondent tous au nom de « talibés », déformation de « talib » qui signifie étudiant en langue arabe. Ce sont des pensionnaires des « daaras urbains », ces « internats informels très spéciaux » que l’on hésite à appeler par respect pour la religion musulmane, école coranique tant ils sont loin de répondre à ses normes, règles et critères. Les talibés viennent des régions rurales du Sénégal ou des pays limitrophes comme la Gambie, la Guinée, la Guinée Bissau….confiés par leurs parents à des hommes qui s’autoproclament maîtres coraniques. Dans le passé certaines villes étaient traditionnellement réputées pour être des lieux de formation célèbres pour l’apprentissage du coran. C’est le cas de la ville de Saint Louis qui accueillait et accueille encore aujourd’hui de nombreux enfants que leurs parents confiaient à un marabout qui leur inculquait les préceptes de l’Islam. Mais aujourd’hui les temps ont changé. Et des hommes censés faire de ces enfants des érudits, les dressent pour en faire des petits mendiants tenus d’assurer leur pitance et le salaire des « maîtres coraniques », au risque de faire passer au second plan l’apprentissage du Saint Coran qui dure en moyenne sept ans. La tradition voulait que les élèves qui fréquentent les écoles coraniques mendient aux heures de repas. Cette contrainte était censée leur inculquer les valeurs de modestie et d’humilité. Ce qui ne les empêchait nullement de s’adonner à l’étude du Coran à des heures ponctuelles contrairement aux talibés modernes qui vivent sous la menace quotidienne d’une raclée s’ils ne ramènent pas au maître coranique leur cotisation qui s’élève entre 200 et 500 francs CFA par jour. La mendicité des enfants talibés est ainsi devenue une activité très lucrative pour leur maître. « Tendre la main n’est pas recommandée par l’Islam. La religion musulmane magnifie le travail et exhorte les musulmans à épargner aux pauvres la mendicité. La zakat, cet impôt prélevé sur les riches pour être collecté et redistribué par l’Etat doit permettre aux pauvres de financer des projets qui puissent leur permettre de gagner leur vie afin de ne pas être un poids pour la société. » Renseigne un érudit.
Aujourd’hui des garçons âgés de cinq à seize ans en moyenne vivent dans la promiscuité, livrés à eux même sous la menace quotidienne d’une sévère punition en cas de non respect de la « cotisation ».
Cicatrices et plaies infectées sur le corps, sont les témoins des châtiments corporels souvent infligés par leurs bourreaux. Ils ne font souvent pas partie des campagnes de vaccination organisées par le Ministère de la santé et sont de ce fait très vulnérables aux maladies dont les risques sont accentué par la promiscuité et les conditions exécrables d’hygiène dans lesquelles ils vivent. Ces jeunes pousses sont ainsi privés dès leur plus jeune âge des bras protecteurs et de l’amour de mères souvent impuissantes dans une société où la femme n’a souvent pas son mot à dire quand il s’agit de l’éducation d’un homme.
En Avril 2008, un jeune talibé de 7 ans a subi les foudres de son maître coranique qui l’a sauvagement battu parce qu’il n’avait pas effectué son versement de 200F CFA, ce qui lui avait occasionné de graves blessures. Le père choqué à la vue de son fils avait porté plainte. Ce qui montre que les parents sont parfois loin de se douter de la vie que mène leur progéniture dans ces internats. Récemment, un reportage de Thalassa, une émission diffusée sur TV5, mettait en cause le comportement inhumain d’un maître coranique qui certainement galvanisé par la caméra braquée sur lui s’est cru obligé de faire du zèle et de pousser la cruauté à son paroxysme en fouettant cruellement un petit garçon qui n’arrivait pas à mémoriser sa leçon. Ces images poignantes, relayées par internet avaient bouleversé les téléspectateurs et les internautes médusés et choqués par autant de violence gratuite.
Les plus âgés quand ils ne rackettent pas les plus jeunes, s’adonnent à des pratiques peu honorables telles des menus larcins. Les plus audacieux quittent les « daaras » généralement de leurs propres chefs pour fuir les mauvais traitements et finissent parfois livrés à eux-mêmes sans repères, ni guides, par trouver l’affection et le bonheur qui leur manque en inhalant des produits toxiques et bon marché qui les mènent dans des paradis artificiels, antichambre de la délinquance, qui les oriente vers les routes sinueuses de la déchéance et quelquefois même de la prostitution.
Le phénomène des enfants talibés, accentué par la crise risque de prendre des proportions incontrôlables si le gouvernement du Sénégal ne prend pas des mesures idoines pour trouver une solution au problème qui est de taille. Ils sont aujourd’hui estimés à 300 000 au Sénégal par TOSTAN, une ONG américaine qui lutte pour la protection des enfants.
Depuis des années des organisations non gouvernementales souvent occidentales, certaines de bonne foi, d’autres moins désintéressées s’activent pour améliorer le quotidien de ces enfants. L’action de Anta Mbow , sénégalaise co-fondatrice de l‘association « l’empire des enfants » avec Valérie Schlumberger a été assez remarquée. Le centre a une capacité d’hébergement de 150 lits. L’association qui accueille les enfants des rues est également un lieu d’aide éducatif pour les enfants en difficulté scolaire. Elle est soutenue dans son action par de nombreux artistes, d’hommes et de femmes de bonne volonté qui l’assistent dans son combat quotidien qui consiste à s’occuper de ces enfants qui ont laissé une partie de leur enfance et de leur innocence dans les rues de la capitale. Elle ne veut plus se contenter d’améliorer le sort des enfants de la rue. Au mois de Juillet 2009, elle a déclaré lors d’une conférence de presse : « j’en appelle aux bonnes volontés pour le retrait et la réinsertion des enfants de la rue. Le président de la République a l’habitude de dire « un enfant, un toit », moi je demande « un enfant, sa famille ». Elle a plaidé pour la fin de l’utilisation des enfants dans les séminaires et les ateliers de partage. « Il nous faut aller vers une action concrète, un travail de terrain. Il ya des enfants qui ont 20 ans et cela fait 10 ans qu’ils sont dans la rue. C’est tout une génération entière qui est en train de se perdre »
En Avril 2007 une marche qui a durée cinq jours et qui a été suivie par 250 personnes a été organisée par TOSTAN. Les manifestants, composés de personnes de la société civile, d’ONGS, et des membres du secteur privé ont quittés Thiès pour Dakar afin d’interpeller le pouvoir qu’ils jugent inerte, mais aussi la communauté internationale qui ferme les yeux sur le drame que vivent les enfants talibés. Ils ont revendiqué la réglementation de l’implantation des écoles coraniques, qui est devenue un business florissant pour des personnes malintentionnées qui s’improvisent marabout, ainsi qu’une indemnité octroyée au maître coranique autorisé à gérer un « daara » par le Ministère de l’éducation nationale. Ils réclament également, une partie du budget affecté à l’Education nationale pour permettre à l’école coranique de bénéficier d’un minimum d’équipements pour le bien être de ses pensionnaires.
La société civile sénégalaise commence cependant à être préoccupée par le calvaire que subissent ces enfants et les médias qui ont été formés en 2006 par le Projet de lutte contre les pires formes de travail des enfants (PLCPFTE ), sur le traitement de l’information relative à la protection des enfants, sonnent désormais l’alerte pour sensibiliser l’opinion à ce fléau. Une journée nationale des talibés a été instaurée depuis 1994 en partenariat avec la mairie de Dakar et l’Unicef, selon Malick Diagne directeur exécutif adjoint de TOSTAN.
Mais le problème est beaucoup plus complexe. Le poids des traditions entrave toute lutte contre le phénomène. Le talibé semble être devenu un symbole culturel et religieux, presque sacré, un personnage presque tabou, presque intouchable qui matérialise la puissance de leurs « maîtres » censés leur apprendre le Coran, Livre Saint qui renferme les 114 sourates qui régissent la vie du musulman. Sinon comment expliquer le silence assourdissant de la population sénégalaise face à la maltraitance des enfants talibés qui a pris des proportions inquiétantes ces dernières années ? L’Etat aborde le problème en mettant des gants et tarde à faire appliquer les lois relatives à la mendicité et à l’exploitation des enfants à des fins de mendicité et qui existent depuis 2005. Les coupables risqueraient trois ans de prison et trois millions de FCFA d’amende. Le Ministère de la famille, de l’Enfant et du développement social juge cependant nécessaire de faire le tour des familles religieuses pour gagner le consensus des guides religieux avant d’appliquer le plan national de lutte contre la mendicité.
Le célèbre « Daara » ou Institut islamique de Coki, situé à Louga, une région du Sénégal semble être un modèle de réussite de l’enseignement coranique. Cette école coranique qui existe depuis 1939 accueille 3400 pensionnaires qui viennent de toutes les régions du Sénégal et des pays de la sous région.
Le « Daara », dispense en plus de l’enseignement traditionnel de l’Islam, les langues modernes, la grammaire, les mathématiques, les sciences, l’histoire et la géographie. Certains de ses pensionnaires sont devenus des personnalités qui évoluent dans l’administration, l’éducation et les affaires. L’école bénéficie d’une infirmerie et ses pensionnaires qui sont nourris logés et blanchis ne s’adonnent pas à la mendicité. L’école reçoit régulièrement des dons de l’Etat, des représentations diplomatiques et des personnes de bonnes volontés qui la soutiennent. Entre 100 et 170 élèves y mémorisent le Saint Coran par an et plus de 160 sortants de l’école sont diplômés des universités arabes La plupart d’entre eux servent aujourd’hui dans le secteur éducatif public et d’anciens élèves créent des internats en s’inspirant du modèle de Coki ou exercent comme maîtres coraniques. De nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui pour développer l’exemple de Coki qui pourrait être une solution au problème des enfants talibés mendiants qui errent dans la capitale.
*Daara : école coranique.