Aminata TRAORE : la mère de l’Alter mondialisme africain
Aminata Dramane Traoré est une femme politique et écrivain malienne, née en 1947 à Bamako (Mali). Intellectuelle engagée, elle a été ministre de la culture et du tourisme au Mali sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré. Connue comme étant l’une des principales figures de l’alter mondialisme africain, la Malienne se bat sur tous les fronts: OGM, coton, privatisations, préservation du patrimoine culturel, actions de proximité.
Entretien avec Aminata Traore :
Même après la décolonisation, l’Afrique continue de subir le Nord?
L’essai que j’avais intitulé » Le viol de l’imaginaire », vise à démontrer jusqu’à quel point nous, Africain(e)s, sommes leurrés et nous nous leurrons nous-mêmes en nous regardant dans le miroir qui nous est tendu par les puissances occidentales et en nous gargarisant de mots. Double langage et double standard président à la gestion des affaires du monde et leur permettent souvent d’imposer leurs vues et leurs normes. En intériorisant les images qu’ils nous renvoient de nos réalités et les interpellations qu’ils en font, nous leur prêtons main forte dans la mise à sac du continent, la transformation de nos sociétés dans le sens de leurs intérêts.
La quadruple crise qui secoue le monde le prouve bien – elle est financière, énergétique, alimentaire et écologique.
Devrons-nous continuer à obéir au Nord. ? N’avons-nous pas intérêt à mettre cette crise à profit pour renouer avec la pensée critique et nous émanciper ? Cette perspective est non seulement réalisable mais, à mon avis, indispensable. Il ne nous manque que le courage politique, une vision stratégique et la volonté de changer radicalement la situation de subordination qui est celle de notre continent. Chaque aspect de notre existence –alimentation, éducation, santé, habitat, habillement, urbanisme…- devient un lieu de questionnement mais aussi de créativité, de reconstruction.
2- Vous dites que d’un côté il y a une Europe des valeurs et de l’autre une Afrique des ténèbres ?
Je suis persuadée que la plupart des valeurs auxquelles nous avons été amenés à tourner le dos, notamment l’humilité et la sobriété (au lieu de l’ostension, le consumérisme et le gaspillage) ainsi que la solidarité et le partage, nous seront d’une grande utilité le long de ce XXIème siècle, siècle de tous les dangers. Je ne prétends pas que ces valeurs nous sont spécifiques mais je sais par expérience que la survie n’est possible dans la plupart de nos contrées que parce que ces valeurs prévalent en dépit des difficultés. C’est pour cette raison que je pense que nous ne devons pas désespérer de notre continent. En plus de ses immenses richesses naturelles, ses populations revendiquent des valeurs de culture et de sociétés qui sont autant de remèdes aux maux infligés au lien social et aux écosystèmes. Il va falloir les explorer et rendre compte de leurs fonctions dans le vivre ensemble et le mieux-vivre.
3- Comment l’Afrique peut elle se réapproprier son destin ? Le Panafricanisme est-ce la solution ? Qu’en est il de la coopération Sud-Sud ?
Le bilan des 50 dernières années d’essais de développement est suffisamment édifiant quant à l’impérieuse nécessité d’explorer une autre voie. Il faut, en effet, être dogmatique pour croire, au regard de l’état actuel de la planète, qu’il n’y a pas d’alternatives à la pensée unique qui vaut tant d’intolérance, de violences et de souffrances à l’humanité.
Alors la première étape de cette quête d’alternative est, à mon avis un bilan honnête et rigoureux des politiques économiques que le continent a subies au nom d’un développement que nous attendons toujours. Ce bilan devra porter également sur les « transitions démocratiques ». Car en économie comme en politique, nous nous sommes comportés en consommateurs d’idées venues des pays et des institutions qui financent. Autant dire comme Joseph Ki Zerbo que « nous dormons sur la natte des autres ». Ce mimétisme continue d’enrichir les riches auprès desquels, nous nous endettons en nous appauvrissant matériellement et spirituellement. Notre « développement économique » aura consisté jusqu’ici à produire en fonction des besoins des riches. La crise alimentaire n’est que la conséquence logique de cette extraversion dans le domaine de l’agriculture.
L’issue au marasme et à l’enlisement du continent n’est nullement dans davantage d’hémorragie (service de la dette, matières premières) mais dans la re-localisation de nos économies, leur recentrage sur les biens et les services dont nous avons besoin ; la production créera nécessairement des emplois. Il ne s’agit pas pour autant d’enfermement sur nous-mêmes mais de redéfinir les priorités.
Le panafricanisme relève de ce souci d’être nous-mêmes, solidaires face à l’adversité et aux défis mondiaux. En tant que tel, il devra nous inspirer dans la quête d’alternatives qui se posent à nous.
Quant à la coopération Sud-Sud, nous regardons, pour l’heure, dans la direction des pôles de concentration des richesses matérielles, c’est-à-dire, le Nord. Nous ne savons pas nous regarder et nous soutenir mutuellement, à plus forte raison désirer et acheter les uns avec les autres, faute de confiance en nous-mêmes. Le sursaut politique et intellectuel qui s’impose, devra nous amener à rééduquer notre regard sur nous-mêmes et à trouver des réponses sui generis à nos problèmes.
4- Que penser de la Chinafrique ? Espoir ou sino colonialisme dangereux à venir ?
– J’y suis allée, je ne suis pas impressionnée outre mesure par les buildings qui poussent comme des champignons, des biens et des services en abondance et un consumérisme débridé. Faut-il envier cette Chine ? Faut-il la craindre ? Le coût social et écologique du modèle chinois est tel que nous devrons être plus prudents.
Autant je respecte la manière dont les dirigeants Chinois résistent et s’imposent, autant je vois dans le modèle qui, en Chine, déploie une menace pour nos pays au regard de ses besoins immenses en matières premières.
Mais de là à parler d’une Chinafrique qui serait plus ou moins similaire à la Françafrique, il y a là un pas que je ne franchirai pas. Je ne pense pas que la Chine entretienne ou ait l’intention de développer avec nos pays, les mêmes relations de domination que les anciennes puissances coloniales.
Espoir oui, mais sans me faire trop d’illusions quant à la générosité chinoise, ni aux principes politiques qui nous accorderont, en tant que peuples, les marges de manœuvre dont nous avons besoin dans la définition des relations de coopération. Parce que je n’ai pas l’impression que les dirigeants chinois sont soucieux de la vie de la population. Je n’ai pas l’impression que la Chine libérale est à l’écoute du peuple chinois. Je pense que les rapports entre l’Afrique et la Chine peuvent être beaucoup plus égalitaires. Ils peuvent être à mesure de comprendre notre volonté d’autonomie si nous nous donnons les moyens de formuler clairement cette exigence.
Il devrait exister en dehors du libéralisme sauvage à l’Occidentale et à la française, une alternative. Je vais plus loin en soutenant que l’Afrique est un continent d’avenir si elle apprend à mieux préserver ses ressources qui sont immenses et à mieux négocier son destin et si elle tire surtout le maximum d’enseignement matériel et économique des pays développés qui ont débouché sur l’individualisme et une grande solitude et parfois le désespoir.
5. Les médias occidentaux abondent dans l’ Afro-pessimisme et certains dirigeants d’Afrique ne font rien pour changer cette donne, que faudrait-il faire ?
– Les médias occidentaux sont aux ordres des pays les plus puissants mais aussi des multinationales qui ont fait main basse sur la plupart d’entre eux.
Il nous est cependant loisible de constater qu’au-delà de l’Afrique, la désinformation et l’assoupissement des consciences fait partie du jeu à tous les niveaux, dans tous les domaines.
Le prisme déformant qu’ils utilisent souvent n’a rien d’étonnant quand il s’agit de l’Afrique. Il s’agit de justifier des relations de domination en présentant le continent comme constamment victime d’elle-même.
Le rouleau compresseur qui est à l’œuvre nous permet de pouvoir nous faire notre propre opinion et de créer à l’intérieur de nos frontières, les moyens de contrôler nos dirigeants, de les sanctionner. Nous ne devons pas laisser cette prérogative aux nations riches plus particulièrement les anciennes puissances coloniales et les USA.
Quand on considère les démocraties occidentales, force est de reconnaître que les médias ne font pas non plus de cadeaux aux dirigeants des pays riches avec, bien entendu, des partis pris et des nuances selon leur appartenance idéologique. Mais les terrains sur lesquels les médias occidentaux acculent les dirigeants du Nord, ont, la plupart du temps, un lien avec des enjeux majeurs : guerre en Irak et en Afghanistan ont valu à G. W. Bush et Tony Blair une condamnation ferme sur de très nombreux médias tandis qu’en France, par exemple, les délocalisations, les privatisations, le pouvoir d’achat, les retraités, les banlieues entre autres sont au cœur du débat politique. La vie privée et les questions personnelles sont secondaires par rapport à ces enjeux quand elles sont évoquées, elles influent sur les opinions sans prendre le pas sur les questions nationales et les enjeux mondiaux.
Les dirigeants de l’hémisphère Sud et plus particulièrement de l’Afrique et du Moyen Orient sont souvent l’objet d’une personnalisation à outrance qui tourne parfois à la diabolisation sans débat de fond de nature à éclairer l’opinion internationale sur les enjeux tels que la question foncière au Zimbabwe ou le pétrole en Irak, au Soudan et au Tchad par exemple. Des médias indépendants et soucieux de l’émergence d’une opinion publique avisée quant aux grands défis du XXIème siècle, focaliseraient moins sur le déroulement des élections que sur la volonté et l’aptitude des acteurs politiques à opérer des choix économiques conformes aux intérêts de leurs peuples. Au Zimbabwe, comme au Darfour, au Tchad, en RDC et ailleurs, il est question de leurs droits sans référence à la dette extérieure et aux termes des échanges mondiaux qui les condamnent à la pauvreté. Quant aux médias africains, ils se comportent souvent en caisse de résonance, relayant le discours dominant.
La balle est dans le camp des professionnels africains des médias ainsi que des non africains qui réalisent que le meilleur service qui puisse être rendu aux Africains aujourd’hui, est de les aider à mieux comprendre l’état réel de leur pays et du continent dans le monde afin de ne pas se fourvoyer dans des combats d’arrière-garde.
6- Quel est le rôle et la place de la Femme en Afrique pour l’évolution de nos sociétés ? Que pensez-vous des combats de certaines femmes comme feu Wangari Maathai ? Quelles sont les femmes d’Afrique qui vous inspirent ? Les épouses des Chefs d’Etat africains seraient elles aptes à prêcher la bonne parole et la bonne action africaine ?
Il y a un énorme effort de renouvellement de la réflexion à faire sur la situation des femmes et la question de l’égalité. De même qu’il est difficile de promouvoir la démocratie et le respect des chartes de l’homme dans un ordre mondial inégalitaire et violent, il me semble vain de prétendre à la promotion du rôle des femmes là où la logique du tout marché les prive d’éducation, de soins de santé, d’emploi et de nourriture. Du fait de la division sexuelle des tâches, les femmes sont les premières à souffrir, au sens des ménages, à la campagne et dans les quartiers défavorisés des villes. De la dégradation de l’environnement elles subissent les conséquences en allant chercher l’eau et le bois de feu toujours plus loin. Le taux de mortalité maternelle lors des accouchements demeure scandaleusement élevé en Afrique. Sans oublier le lourd tribut qu’elles paient aux maladies guérissables faute de médicaments, et au Sida. En cas de conflits armés au nom d’une démocratie au rabais, elles doivent fuir avec leurs enfants et subir des viols au sein de leur camp et du camp adversaire.
En temps ordinaire les méfaits des salaires de misère, de la baisse des prix des matières agricoles et d’autres préjudices sont gérés par les femmes qui sont sur pied nuit et jour. Rien que cette situation des femmes et celles des enfants devraient amener les politiques à davantage d’honnêteté et de sens de la justice dans la lecture des faits, des rôles et des responsabilités.
Les multitudes d’actions initiées en leur nom et en leur faveur dans les domaines les plus divers les soulagent certes, mais ne sont que colmatages de brèches aussi longtemps que persisteront les guerres de prédation et les luttes fratricides pour la parcelle de pouvoir et les miettes que les puissants de ce monde consentent à nos pays.
J’ai beaucoup de respect pour Wangari Maatai et pour Vandana Shiva en Inde en raison de leur engagement sur le front de l’environnement et de la biodiversité. Mais, de toutes les Africaines, ma mère est certainement celle qui m’a le plus marquée.
Quant aux épouses des chefs d’États, j’évite, comme pour leurs maris de tomber dans les clichés qui veulent qu’ils soient tous mauvais et corrompus. Ce qui se passe du côté des hommes se vérifient chez les femmes : nous avons souvent tendance à courtiser en plus du chef, sa femme, ses enfants et son entourage juste pour régler quelques problèmes et libéralisme mafieux oblige, à avoir des marchés.
Pour changer les habitudes et les politiques au sommet, nous devons engager à la base un débat de fond sur la culture politique qui nous permet de contrôler et de discipliner nos dirigeants si nous ne voulons pas que les pyromanes pompiers qui sont à la tête des nations riches nous volent cette prérogative en plus des richesses dont regorge le continent.