Historien et Maître de Recherches en charge des études africaines à l’EHESS, José Kagabo nous livre une vision lucide du drame que représente l’embrigadement des enfants dans la violence dans la région des grands lacs. Tutsi, très impliqué et touché par ce qui s’est passé sur sa terre natale, d’où il a été interdit de séjour pendant plusieurs années, Kagabo n’a jamais « oublié » les mécanismes mortifères qui ont été à l’origine du plus grand massacre à ciel ouvert « des siens »
Par Fériel Berraies Guigny
Mais c’est avec le recul et la lucidité d’un scientifique qui se base uniquement sur les faits qu’il nous propose une analyse du phénomène.
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Entretien :
Que pensez-vous de la problématique des enfants soldats ? C’est une thématique très mal connue du public et des scientifiques. Comment en expliquer l’ignorance ? Cela reste très compliqué. En prenant l’exemple des sciences sociales appliqué à l’Afrique, ce qu’on appelle trivialement « l’Africanisme » dans les pays que nous étudions aussi bien à l’EHESS et au CNRS, aucun de mes collègues n’a jamais fait état de cette question.
Pourtant les pays où sévit ce fléau ne manquent pas ? Non au contraire, des pays comme la Côte d’Ivoire, le Mali, la République centrafricaine ont connu depuis toujours des enfants soldats, des enfants miliciens.
Aujourd’hui quand on parle d’enfants soldats pour l’Afrique francophone, c’est surtout la RDC ?
Oui on parle beaucoup de ce pays, notamment quand il s’agit des viols de guerre ou de l’embrigadement des enfants d’origine rwandaise par les Mai Mai dans la province d’Ituri. Mais les terrains en Afrique ne manquent pas et on le sait. Ce que l’on en sait provient des rapports des ONGS essentiellement comme Amnesty International ou Unicef.
Que pensez-vous des méthodes de travail de ces instances ? Leur méthode première est la dénonciation mais en termes d’analyse, je doute fort que leur rapport soit véritablement explicatif. Peut-être que c’est une question qui demanderait une mobilisation pluridisciplinaire combinant une enquête sociologique sur l’actualité. Il faut également une enquête psychologique pour en évaluer les effets et les conséquences et une formation de juriste pour évaluer le type de sanction. Et c’est là que se pose la question de savoir où les auteurs de ce type de violence seraient traduits devant la justice? Dans quelles instances ou juridiction ?
Dès qu’on aborde des questions de droit on est dans une impasse ? Oui car cela suppose la question de la preuve. Et donc cela sous-entend encore une fois, une enquête approfondie. Ça pose aussi des questions d’ordre politique, surtout lorsqu’ on a affaire à des gouvernements issus de cycles de violence (coup d’états, affrontements entre communautés…) et pendants ces affrontements, les uns et les autres se réclament de protection émanant de puissances étrangères voire d’organisations internationales.
A ce moment-là on patauge car on n’a pas les moyens de tout contrôler, les différents camps défendent leur territoire avec une violence telle que mener des enquêtes engageraient irrémédiablement l’intégrité physique.
Ces violences en dehors des cas de conflits ouverts déclarés, s’exercent au quotidien et de façon insidieuse. On ne sait jamais quand et comment cela commence, jusqu’à ce qu’on retrouve des gamins pris au piège et embrigadés dans des milices.
C’est comme s’ils étaient pris au « jeu » ? Oui je me souviens d’une situation précise d’enfants soldats en 1987 en Ouganda, c’était le garde du corps d’une femme commandant. Son garde du corps était un mineur. C’était un Kadogo, je lui ai demandé « sais-tu tirer et as-tu tué un homme, t’en as tué combien » ? Il m’a répondu « en tirant sur le tas je ne compte pas » il avait 14 ans. Comment un enfant exerce-t-il une violence sans aucune conscience apparente ?
Son histoire personnelle est la suivante : c’est un enfant qui avait été recueilli par la jeune fille militaire sur un champ de bataille mais elle ne savait pas quoi en faire, elle s’est posée sur la question de sa sécurité et c’est ainsi qu’il a été embrigadé. Voici donc un exemple de comment des gamins peuvent se trouver embrigadés dans la violence.
Comment rendre compte de la violence subie sur ces enfants ? La violence de se retrouver dans un champ de bataille malgré lui, et la violence dont il se fait auteur, sans réaliser que dans le futur cela va lui nuire, c’est tellement complexe pour un adulte, mais imaginez pour un enfant.
Non seulement rendre compte de la violence subie est complexe, mais qui les prendra en charge ? Oui c’est le cœur du problème, car les communautés sont fragilisées, elles sont vulnérables, elles ne peuvent pas prendre en charge ces enfants. Les priorités c’est de parer au plus urgent, reconstruire mais sur quelles bases ?