José Kagabo Directeur à L’EHESS
La construction de l’idéologie de la haine du « Tutsi », cet autre devenu étranger à son frère, et un processus dans la durée qui s’est progressivement et a pris un demi-siècle pour prendre forme au Rwanda. Le HUTU POWER ou la radicalité ethnique HUTU a été à l’origine du plus grand massacre dans la région. Elle a été cultivée, nourrie par la propagande et la déshumanisation de l’autre. L’historien José Kagabo nous en explique les mécanismes, ou comment la machine à tuer s’est enclenchée.
José Kagabo, Directeur des études Africaines à l’EHESS
Remontant l’histoire et le cours des événements il tente également de nous proposer une autre lecture du génocide mais également des responsabilités. Car la vraie histoire du génocide est autre au Rwanda et elle n’a toujours pas été écrite. Pour cet historien, le témoignage du peuple est à considérer dans l’histoire du génocide, même s’il continue à se faire dans la douleur.
Par Fériel Berraies Guigny
José Kagabo, un intellectuel franco rwandais, d’origine tutsi, Maître de Conférence à l’EHESS ( Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) n’ a pas vécu le génocide, il n’en est pas rescapé car il était loin de sa patrie d’origine, lors des événements. Mais beaucoup de sa famille, de ses proches et amis ont été décimés. Pour lui, il y a un devoir moral, un devoir de mémoire, pour les rescapés et ceux qui ont disparu qu’il faut à tout prix réhabiliter.
Entretien :
Quelle est votre position par rapport à ce qui s’est passé au Rwanda ? Mon positionnement par rapport au génocide dans mon pays, s’appuie avant tout sur des faits avérés.
Si l’on revient une vingtaine d’années en arrière, comment passe-t-on de la haine raciste au génocide ? C’est une haine qui s’est construite, elle a pris du temps pour grandir. Ce n’est pas une abstraction, elle s’inscrit dans la réalité des faits sociaux du Rwanda. Cela date de l’époque coloniale. A cette époque-là, il s’agissait de construire des catégories de pensées ethniques : les tutsis, les hutus et de les décrire de façon racialement différenciée.
A supposé que ces différenciations raciales en elles-mêmes ont eu des échelles. Mais le plus grave dans cette différenciation, reste le côté psychologique qui a accompagné cette différenciation. Attribuer des traits valorisants aux tutsis et du coup dévalorisant pour les autres, ça crée quelque chose comme de la frustration qui se transforme ensuite en auto dévalorisation.
Cela devient un complexe assumé et non plus une marque d’identité ? Oui et de là on passe à la propagande. Deux individus peuvent se haïr mais encore faudrait-il que cette haine pour « passer à l’acte » soit soutenue politiquement. Et dans l’espace de la propagande qui avilit l’autre, on commence à fabriquer la figure de l’ennemi. Et pour pouvoir le supprimer, il faut d’abord « le construire » dans sa dangerosité.
L’ennemi devient donc la négation de l’autre ? Oui il devient extrêmement dangereux, le Tutsi n’est plus autochtone, il vient d’ailleurs, donc c’est un conquérant. On fabrique ainsi la haine qu’on doit lui vouer « il est d’ailleurs, il n’est pas comme nous et il a conquis » !
Cela crée un terrain de légitimité ? Oui c’est le préliminaire au passage à l’acte, on le décrit ensuite comme étant « arrogant » donc il ne se considère pas comme un « humain » pour toutes ces raisons il faut s’en débarrasser.
Un demi-siècle de construction d’un mythe pour parvenir à l’épuration ethnique ? Oui cela s’est fait dans la durée, cela a hanté les consciences populaires.
Quand le passage à l’Acte est survenu, cela a aussi signifié d’autres choses ? Oui il s’agissait avant tout une fois le passage à l’acte confirmé, de défendre un espace politique. Un espace considéré « vital » pour pérenniser une « identité sans souillure » puisque l’ennemi était supprimé.
Pour le supprimer, on l’a déshumanisé ? Oui le « cafard » avait perdu à force de propagande son enveloppe humaine et le passage à l’acte s’est fait sans état d’âme.
Aujourd’hui, la relecture de ce qui s’est passé qu’implique-t-elle comme omission ? Le fait que les « historiens » se fichent encore et toujours de l’histoire, celle de la mobilité sociale d’un pays, qui est cependant hyper importante dans l’ensemble de cette région. Des groupes d’individus circulaient à l’époque de l’Est du Congo vers le Rwanda pour s’installer durablement. Ces individus se mariaient avec des rwandais. Certains devenaient rwandais, d’autres retournent au Congo pour devenir congolais. Le premier Président du régime Hutu du Rwanda est un descendant de 3e génération d’un mutin de la région de Kisangani. Donc le Président Kahibanga est issu d’une famille venue au beau milieu du XIX e siècle de la région de Kisangani et progressivement sa famille s’y est installée. Lui est né au Rwanda mais pas son père. C’est lui le plus grand porteur de l’idéologie HUTU et de la pureté ethnique depuis des temps ancestraux. Son successeur qu’il a évincé par un coup d’Etat Juvénal Habyariamana est lui-même descendant d’un ancien rwandais qui avait migré de ce qui n’était pas encore le Congo belge pour des raisons peu flatteuses, vers le sud de l’actuel Ouganda. Habyariamana est venu comme cuisinier des pères blancs et catéchistes ougandais d’origine. C’est donc lui qui se réclame du « HUTU POWER » !
Donc l’extermination a complétement occulté l’histoire sociale du pays ? Oui en des mots plus crus, on s’en fichait éperdument. Et je suis à peu près convaincu que dans d’autres pays de la région, on peut trouver un scénario similaire. Je connais bien le Rwanda et je peux me prononcer, mais je ne serais pas étonné si on trouvait des situations analogues au Mali ou ailleurs dans des pays où on mobilise des catégories ethniques.
L’histoire doit être écrite ? Oui par tout un certain nombre d’acteurs. Ceux qui l’ont vécu dans leur chair, ceux qui ont été traqués comme des cafards, ceux-là ont des choses à dire. Ils portent une partie de l’histoire du génocide. Ce n’est pas simple pour eux, car il leur faudrait pouvoir l’écrire dans leur langue maternelle, le kinyarwanda. Ce qui n’est pas évident et d’ailleurs même pour le terme génocide au Rwanda, ils ont repris le terme en français pour le nommer. Il y a une véritable difficulté dans la conceptualisation. Néanmoins quelques témoins commencent à se faire aider pour écrire.
Presque vingt ans ont passé, ont-ils digéré ? Non il est encore trop tôt. Et leur défi premier aujourd’hui est de se reconstruire, psychologiquement, socialement, économiquement et politiquement.
Les tribunaux populaires, les Gacacas ont beaucoup aidé ? Et ils viennent de terminer leurs travaux, cela a aidé certains comme cela a pu en faire replonger d’autres. Dans le souvenir de la douleur, mais ces témoignages sont à considérer. Mais il y a aussi des faits objectifs que les témoins directs ne peuvent pas éclairer, quelques exemples : quand ils arrivent au pénal, les questions blessantes qui leur sont souvent posées du genre « vous étiez cachés dans votre marais, comment avez-vous pu voir ce qui se passait » sur la colline ? C’est le problème cruel de la preuve qui se pose encore une fois.
*Le déroulement des faits, n’est pas en lui-même l’alpha et l’oméga du génocide selon vous ? oui c’est l’idéologie qui a préparé le génocide. Les textes de la propagande ou les fameux dix commandements du Hutu, révèlent l’ampleur de la machination et l’atrocité qui allait s’ensuivre. Toute une série de relais ont aidé en ce sens : la presse, les radios, tout ceci constitue assez d’éléments de preuve et marquent cette idéologie nécessaire au processus de passage à l’acte. C’est tout de même ahurissant que le génocide au Rwanda a été commis à ciel ouvert. Il existe des images de télévision, à l’époque je me demandais comment des tueurs pouvaient s’exhiber en plein jour alors qu’ils étaient en train de tuer.
*Que pensez-vous depuis lors des tergiversations de la Communauté internationale ? On pointe la communauté internationale, mais qu’est-elle au fond ? la Chine en fait partie, la Russie mais il y a aussi les petits pays qui sont aussi membres de la fameuse communauté internationale ! Est-ce que tous les membres de cette communauté sont porteurs d’égale responsabilité ? il ne faut pas se payer des mots. Quelle est la responsabilité des Etats Unis ? De n’être pas intervenu. Et la responsabilité des Nations Unies, d’avoir appelé ses troupes quand les casques bleus belges se sont fait tués.
*Et la France la dedans ? La France a constitué la plus grande partie de l’aide financière, diplomatique, politique du régime qui a commis ce génocide. La France intervient en plein génocide pour évacuer des européens et même leurs chiens ! L’évacuation des blancs avec leurs animaux domestiques est bien documentée, il y a des archives en ce sens. Et peu après cette évacuation, la France a obtenu une résolution du Conseil de sécurité pour intervenir avec l’opération dite « turquoise »
*L’opération turquoise toute une polémique ? Il y a des défenseurs et des détracteurs. Moi je ne crois pas un traitre mot du discours officiel qui dit que l’objectif de l’opération turquoise était de sauver des vies. Cela n’était qu’un calcul géostratégique. Il se trouve que dès le départ il y avait des accords au Sommet de l’Etat français et c’est peut-être pour cela le fiasco de l’opération Turquoise. D’un côté on avait François Mitterrand et Alain Juppé qui étaient pour une intervention musclée quitte à affronter les forces du front patriotique rwandais et de l’autre, Edouard Balladur et François Léotard qui s’y opposaient et demandaient en remplacement une action humanitaire profilée dans un temps court et à partir de là, ce qui était à l’époque le Zaïre. Il y avait alors, deux doctrines différentes. Ainsi Turquoise arrive en retard, l’armée génocide est en débâcle et Turquoise se réduit à une poche du Sud-Ouest du Rwanda sans rien pouvoir faire. Dans cette poche du Sud-Ouest du Rwanda, il y a eu des tueries massives. Pourquoi Turquoise ne les a pas arrêtées ? Le livre de Laure de Vaulpian sur Turquoise part sur une question épineuse : comment s’est déclenché le génocide ? On dit que l’avion du Président de l’époque a été abattu et donc pour certains, ce sont les Hutus par colère qui ont réagi en décimant les Tutsis. Mais cette thèse officielle fait fi de toute la lecture idéologique des Hutus !
Donc c’est un prétexte ? Absolument, les tueries avaient commencé déjà de façon sélective dans certaines régions. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que les armes avaient déjà été distribuées « la machette » par les miliciens du régime. Certains miliciens avaient été entrainés militairement au maniement de la grenade par la coopération française. On voit bien tous les mécanismes se mettre en place. Et on veut tout réduire à un avion qui est tombé ? On va simplement chercher « l’auteur de l’attentat » côté français on monte d’abord la thèse du front patriotique rwandais ; on l’accuse de vouloir prendre le pouvoir quel qu’en soit le prix y compris en sacrifiant « ses frères tutsis »
On fabrique une idéologie oblique ? Oui on propose une écriture oblique du génocide. Cette thèse finit par tomber à l’eau suite à l’enquête de Jean Louis Bruguière, le juge antiterroriste et Marc Tréwidic reprend le dossier sur place, ce que Bruguière n’avait jamais fait. En menant une enquête plus sérieuse avec son équipe sur place, et en arrive à des conclusions différentes de son prédécesseur. Tout ceci pour dire encore à quel point c’est laborieux d’écrire sur l’histoire du génocide au Rwanda.
La Controverse est compliquée ? Oui car se mêle le politique et le juridique à des fins inavouées. Cette fin-là visait à affaiblir le pouvoir Tutsi. Pour éviter toute controverse, chaque fois que la question est posée, je renvoie aux archives communément appelés « les fonds Mitterrand » ce sont des comptes rendu de réunions restreintes qu’il tenait. Je suis frappé par son obsession anti anglo saxonne. Il considérait que les anglophones envahissaient un pays dévolu à la francophonie. Dans une de ces réunions François Mitterrand dit « de quoi allons-nous avoir l’air devant d’autres chefs d’Etat francophones » ?
La théorie de l’exemplarité poussée à l’extrême ? Oui, voilà comment on a tenté d’inverser la notion de responsabilité. Mais alors qui a autorisé un juge comme Bruguière à tirer des conclusions aussi hâtives avant même que d’avoir enquêté sur place ? Tout simplement le sentiment d’appartenir à un grand pays puissant dont l’intégrité morale ne devait pas être discutée. Il y avait vraiment une dimension psychologique de mépris, un genre de paternalisme.
Pourquoi n’avez pas écrit sur l’histoire du génocide ? Je vais le faire, je pense avoir pris assez de recul. Ce n’était pas le cas auparavant. Je suis en plus Tutsi et français et à l’époque cela me mettait dans une position inconfortable. Après avoir écrit un article état d’âme dans « les temps modernes » je me suis vu comme interdit de paroles assez curieusement. Je soupçonnais « mes petits camarades » en France de me taxer de subjectif. Il a fallu que l’Université de Michigan m’invite à donner un cours trimestriel pour que ma parole soit libérée. C’était en 1999, ils voulaient un cours trimestriel sur la Françafrique avec un focus sur le génocide au Rwanda. J’étais aussi prisonnier de mon métier d’historien et il fallait aussi présenter des documents probants pour étayer mes thèses.
J’ai finalement accédé à ces documents en 2007 en travaillant dans une commission rwandaise devant exhiber les responsabilités de la France, pendant le génocide. Les archives du Fonds Mitterrand ont enrichi ma compréhension de ce qui s’était passé. Entretemps le TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda) a produit des documents judiciaires qui complètent les documentations que l’on peut réunir aujourd’hui et avec les fameuses Gacaca dont il est question
Ces Gacacas ont-elles fait du bien au fond ? oui et non mais cela a libéré la parole et a permis de connaitre les catégories des responsabilités, ceux qui ont utilisé la violence et le crime dans l’exercice de leur fonction politique et militaire, la seconde catégorie qui est aussi très active et il s’agit des milices et la troisième catégorie, serait ce qu’on pourrait appeler les « petits criminels » ceux qui ont brulé une maison ou violé la fille de la voisine.
Criminaliser collectivement est une erreur par conséquent ? Oui aujourd’hui, nous avons les moyens de documentaliser les différents niveaux de criminalité, mais il serait par exemple malsain et à terme dangereux de faire porter à un gamin, les responsabilités des adultes. Aucun gamin du Monde ne serait heureux de découvrir son père ou sa mère dans un ravin. Imaginez avoir un père tueur, c’est très lourd à porter ! De grâce ne taxons pas de criminel ce gamin qui souffre d’avoir un père criminel.
Comment justement traiter ce genre de traumatisme et dissocier les niveaux de responsabilité ? « À mon père de porter son chapeau, et que l’on me laisse tranquille dans ma citoyenneté et plutôt que l’on m’aide pour alléger ce fardeau d’avoir un père tueur criminel. Que la société m’en donne les moyens mais qu’elle ne m’accuse pas pour les fautes que je n’ai pas commises !
Aujourd’hui qu’en est-il des rescapés face à l’histoire ? Ils n’en parlent pas tellement, c’est un mécanisme de défense pour eux car en plus de devoir se reconstruire ils sont plongés dans une société qui est très dure de mon point de vue : un pays pauvre qui tente de se reconstruire alors que structurellement il est effondré. Avec des mots d’ordre politique du genre « construisons vite notre pays » et ce n’est pas plus mal.
Des rescapés face à un réel hyper complexe ? Oui ils n’ont pas le choix mais ils le font sans point de repère réel. Mais certaines douleurs sont terribles et c’est innommable.
Que pensez-vous de l’intervention française au Mali ? Je dirai qu’en temps normal, n’étant pas malien mais rwandais, rien ne m’autoriserait à être pour ou contre. Ceci étant dit, je peux comprendre qu’une des motivations de cette intervention, soit le fait de vouloir stopper « l’islamisme » dans la région, mais après on fait quoi ? La société malienne restera fragilisée avec des rancœurs indicibles. Et ce sont ces rancœurs-là qui alimentent le trauma des sociétés civiles. Et c’est un éternel recommencement dans la région. Pourquoi intervient-on au Mali pour stopper l’Islamisme et pas au Niger, en Mauritanie ?