Les violences de masse ont de graves conséquences sur la santé mentale des individus qui les subissent. Elles laissent des traces durables au sens où le rapport à soi-même, aux événements et aux autres est modifié. Au niveau social, elles ont pour conséquence de marginaliser les victimes qui perdent leur repère, et sont affectées dans leur dynamique communautaire.UFFP s’est entretenue avec Evelyne Josse, psychologue et clinicienne, auteur avec Vincent Dubois Psychiatre de » Interventions humanitaires en santé mentale dans les violences de Masse ( éditions de Boek, 2009)
Intervenante dans des missions humanitaires dans le Monde en vue de mieux cerner les effets à long terme de ces situations, elle nous explique comment la santé mentale est au cœur des interventions prioritaires quand il s’agit de reconstruire une communauté dévastée par les conflits armés.
Effets psychologiques pourquoi on continue de les ignorer?
Les organisations humanitaires portent secours aux populations en danger dans les zones de combat, sur les chemins de l’exode et dans les camps de réfugiés et de déplacés. Jusqu’il y a peu, l’assistance s’adressait en priorité aux besoins vitaux (nourriture, eau, installations sanitaires, soins de santé et abris). Ces dernières années cependant, les acteurs humanitaires sont de plus en plus interpellés par les répercussions des violences de masse sur l’équilibre émotionnel et social des individus et des communautés. Cela les a conduits à proposer des programmes de santé mentale. Toutefois, ce type d’intervention n’en est encore qu’à ses débuts. Pour l’optimaliser, Vincent Dubois et Evelyne Josse ont recensé les pratiques répondant le plus adéquatement aux problèmes spécifiques rencontrés par les communautés affectées. Un travail de longue haleine qui a justement permis de faire comprendre aux autorités en place que la souffrance morale était aussi importante que la souffrance physique.
Sur le terrain: les catégories vulnérables
Evelyne Josse a ravaillé dans des pays qui sont ou ont été ravagés par des conflits armés comme l’ex-Yougoslavie, le Libéria, l’Est de République Démocratique du Congo, le Burundi et le Rwanda. Elle s’est aussi rendue dans des pays en paix, comme la Guinée, pour travailler auprès de réfugiés issus de pays en guerre. J’ai également eu l’occasion d’aller en Algérie, dans le nord du Sri Lanka, en Indonésie et en Haïti, tous pays qui sont diversement gangrénés par la violence politique.
Bien que toute la population soit touchée par les violences et leurs conséquences, certains groupes de personnes présentent une vulnérabilité accrue les prédisposant à subir des dommages, des menaces ou des pertes quelconques et/ou à souffrir de leurs conséquences. Les femmes comptent parmi ceux-ci. En effet, elles risquent davantage que leurs pairs masculins d’être agressées sexuellement (viols, esclavage sexuel, exploitation sexuelle, grossesses forcées, services sexuels comme monnaie d’échange, etc.) et de subir des discriminations qui les marginalisent de leur communauté ou limitent leur accès aux diverses ressources disponibles (nourriture, articles non alimentaires, soins médicaux, etc.). Cette considération ne doit toutefois pas occulter le fait que les femmes possèdent des capacités, des compétences et des stratégies efficaces pour faire face à leur situation difficile. Il suffit pour s’en convaincre de penser à la force, au courage et à la ténacité dont elles font preuve en s’engageant comme combattantes, en se mobilisant pour la paix, en bataillant pour améliorer leurs conditions de vie et en luttant pour protéger leurs enfants. Leur vulnérabilité dans les situations de violence de masse est en fait largement tributaire de facteurs environnementaux (normes sexistes, dysfonctionnements sociaux, précarité, promiscuité, etc.). Elles sont d’ailleurs d’autant plus vulnérables dans les contextes de conflit et de post-conflit que leur communauté tolérait tacitement la violence à leur égard en temps de paix.
Les enfants représentent souvent la part majoritaire de la population civile affectée par les violences de masse. Ils constituent eux-aussi un groupe vulnérable. En effet, ils courent un risque important d’être victimes de violences sexuelles et d’être exploités ou recrutés par les parties en conflit. Certains sont contraints d’endosser prématurément un rôle et des responsabilités propres aux adultes. Ils prennent en charge leurs cadets et deviennent ainsi chefs de famille. D’autres doivent pallier pratiquement ou économiquement la déficience qu’entraîne l’absence, le handicap ou la maladie d’un parent. Les filles sont souvent mariées plus jeunes que dans les contextes de paix, soit pour assurer leur sécurité (leur famille les placent sous la responsabilité de leur époux) soit par nécessité (en les mariant, leur famille se débarrasse d’une bouche à nourrir). De ce fait elles deviennent souvent mères alors qu’elles ne sont elles-mêmes que des enfants. Les enfants sont également les plus vulnérables de la population face aux épidémies et à la famine, deux fléaux fréquents dans les situations de guerre, d’exode et de déplacement.
Les défis pour la prise en charge thérapeutique
Les défis sont nombreux. Dans les situations de conflits, les besoins vitaux des populations sont nombreux (abris, soins de santé primaire, alimentation, accès à l’eau potable, etc.) et les soins de santé mentale peuvent ne pas apparaître prioritaires. Lorsque ces derniers sont reconnus, les services proposés par les ONG peuvent se heurter à une barrière culturelle. En effet, pour les populations qui requièrent nos interventions, le soutien psychologique est souvent une situation inhabituelle qui va parfois à l’encontre des normes culturelles (interdiction de se plaindre, de faire étalage de ses difficultés, de parler de son intimité, etc.). Aussi, il n’est pas rare que les personnes ne soient pas demandeuses d’une aide psychologique, y soient réticentes, voire même opposées. Ceci dit, rappelons quand même que la psychologie s’est développée en Occident dans le décours des deux guerres mondiales et au Rwanda après le génocide de 1994. Ajoutons encore l’insécurité qui rend parfois les zones d’intervention inaccessibles aux humanitaires et l’attitude des autorités politico-administratives réticentes à accueillir des étrangers sur leur sol. Pour répondre adéquatement à ces nombreux défis, il faut en outre que les organisations aient l’expertise, les ressources financières et humaines ainsi que les capacités logistiques et organisationnelles suffisantes. Enfin, il faut trouver sur le terrain un personnel en nombre et suffisamment qualifié, ce qui est aléatoire dans certaines contrées.
Reconnaitre les indices de vulnérabilité
La vulnérabilité dépend de facteurs personnels mais également de variables environnementales. Généralement, on compte parmi les individus et les groupes vulnérables les enfants, les femmes, les personnes âgées, les handicapés et les malades (notamment, les personnes vivant avec le VIH/SIDA), les minorités (ethniques, politiques, religieuses, linguistiques, nationales), les ex-combattants et les anciens détenus, les personnes endeuillées, violées ou torturées. Cette liste n’est toutefois pas exhaustive, d’autres groupes pouvant courir un risque particulier dans une situation déterminée. A contrario, tous les groupes cités ne sont pas à risque en toutes circonstances. Un groupe peut être vulnérable dans un contexte et ne pas l’être dans un autre ou l’être à un moment et cesser de l’être ultérieurement. Soulignons que les individus et les groupes d’individus déjà marginalisés au sein de leur communauté en temps de paix deviennent généralement plus vulnérables encore en temps de crise. Notons également que lorsqu’un groupe est en situation de risque, il est probable que d’autres le soient aussi
Viols une arme contre les femmes
On parle de viol comme méthode de guerre ou comme arme de guerre lorsqu’il est planifié et utilisé de manière stratégique par une des parties au sein d’un conflit. Il s’agit généralement de viols de masse (perpétrés sur de nombreuses victimes), multiples (une victime est agressée à plusieurs reprises) et collectifs (la victime est agressée par plusieurs assaillants). En temps de guerre, les agressions sexuelles ont la particularité d’être fréquemment commises avec brutalité et cruauté (coups et blessures, mutilations, tortures, etc.) tant sur des enfants, des adultes que sur des personnes âgées. L’ennemi vise les femmes et les fillettes parce qu’il les perçoit comme l’incarnation de l’identité culturelle adverse. Il considère leur corps comme un territoire à conquérir et leur assujettissement comme un moyen d’humilier les hommes de leur communauté. Il constitue non seulement une attaque contre les femmes mais également une stratégie délibérée visant à corrompre les liens communautaires. En effet, outre les conséquences pour les victimes elles-mêmes (honte, humiliation, dépression, syndrome psychotraumatique, opprobre social, etc.), les violences sexuelles ont des répercussions directes sur la qualité de vie de l’entourage, voire de toute la société. Stigmatisées socialement, ces femmes et leur famille rencontrent des difficultés dans les relations qu’elles établissent ou entretiennent avec les membres du groupe dans son ensemble. Notons aussi que le viol peut avoir pour but avoué d’infecter les victimes. Ainsi, le VIH est parfois utilisé comme arme de guerre ou de génocide. Ce fût, par exemple, le cas au Rwanda où des individus séropositifs ont violé des Tutsis dans le but déclaré de les infecter.
Parler ou se taire quand on est victime?
« Je n’ai pas de conseil à donner » explique la psychologue belge. Dans certains contextes, parler peut se révéler plus dangereux que se taire. Prenons le cas des violences sexuelles. Dans de nombreuses cultures, les victimes subissent le rejet social et peuvent être maltraitées par leur communauté ; les femmes mariées sont souvent abandonnées par leur époux ; les célibataires courent le risque d’être chassées du domicile familial et se trouvent dans l’impossibilité de se marier ou sont contraintes d’épouser leur agresseur. En outre, les victimes craignent souvent les représailles et ce d’autant plus que les agressions sont commises par des militaires ou des miliciens.
Pour qu’elles puissent se confier, il faut que les victimes puissent recevoir une écoute attentive exempte de jugement. Or, dans de nombreux pays, les structures de prise en charge sont inexistantes, inappropriées ou insuffisantes. Lorsqu’elles existent, le personnel n’est pas toujours conscient de l’importance de respecter strictement le secret professionnel (surtout en zone rurale où tous se connaissent) et est rarement formé pour répondre adéquatement aux besoins des bénéficiaires. Par exemple, il peut être démuni face à un enfant soldat traumatisé par les exactions qu’il a commises narrant les actes cannibales auxquels il s’est livré.
De plus, rappelons que parler aide uniquement lorsque les victimes sont disposées à se confier. Taire des émotions difficiles à contenir est pour certaines une défense utile, voire nécessaire.
La guérison par la résilience
Faire face, s’en sortir malgré le trauma oui c’est possible. Mais la résilience dépend de différents facteurs et notamment de la qualité du milieu de récupération. Force est de constater que certains événements sont particulièrement délétères pour la santé mentale des individus. C’est le cas, par exemple, des violences sexuelles. Dans de nombreuses sociétés, les croyances et les préjugés considèrent les victimes comme responsables des agressions sexuelles qu’elles ont subis et justifient leur disgrâce communautaire. En effet, le viol et autres actes sexuels forcés sont assimilés à l’adultère ; ils sont attribués à un sortilège maléfique châtiant un comportement inconvenant (par exemple, à l’égard d’un membre de la famille) ou à la punition divine de péchés qu’auraient commis les infortunées ou bien encore, considérés comme la conséquence méritée d’une pulsion qu’elles auraient provoquée par leur tenue vestimentaire ou leur attitude. La stigmatisation des victimes entraîne généralement leur discrimination. Elles ne jouissent pas de la même intégration sociale que les autres et ne bénéficient pas des mêmes droits (droits légaux ou traditionnels, accès aux biens et aux services, etc.). Par exemple, il leur est fréquemment retiré le droit à la parole, le statut marital (rejet des épouses, disqualification des célibataires à prétendre au mariage), la participation à certaines activités (préparer et servir le repas, cultiver et participer aux récoltes, allaiter son enfant, etc.), l’accès à certains services (institutions scolaires, travail, etc.). Les infortunées subissent l’opprobre et l’ostracisme dans tous les aspects de leur vie (famille, communauté, école, travail, lieux de culte, institutions juridiques, centres de santé, etc.) et sont parfois victimes d’un véritable « meurtre social » aussi bien en temps de paix que dans les situations de conflit armé. Ces conditions sociales sont peut favorables à la résilience. La situation des enfants soldats n’est pas plus enviable. Ils sont généralement reniés par leur famille et leur communauté en raison de la peur qu’ils suscitent (à cause de leur comportement présent et du fait qu’ils sont perçus comme un facteur potentiel de déstabilisation de la société) ou de la défiance qu’ils inspirent (du fait des atrocités qu’ils ont commises).
Responsabiliser les gouvernants
Renforcer la capacité des services spécialisés dans le domaine de sécurité et les doter des moyens nécessaires pour qu’ils assument normalement leur mandat, mettre en place des mécanismes de soutien spécifique pour les victimes au niveau juridique, médical, psychologique et social, lutter contre l’impunité des contrevenants (auteurs de violences sexuelles, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité) en les traduisant devant les tribunaux et en appliquant les peines prévues par le droit et renforcer les systèmes judiciaires pour défendre les droits des femmes et des enfants sont quelques unes des responsabilités des gouvernants. En ce qui concerne la société civile, il est de son devoir d’interpeller les autorités nationales et locales pour qu’elles s’acquittent efficacement de leurs fonctions de protection, de soutien et de soins, de mobiliser la communauté pour combattre la stigmatisation et de promouvoir les attitudes solidaires vis-à-vis des victimes.
Pas de remède miracle à un problème endémique
Car la récupération psychologique après un événement adverse dépend de nombreuses variables. Le soutien familial et communautaire est un facteur important de résilience. La possibilité de fonctionner dans la société en est un autre. Ainsi, la réinsertion socio-économique par le biais de la formation professionnelle et des activités génératrices de revenus permet aux victimes (de violences sexuelles, aux enfants soldats, etc.) de reprendre du contrôle sur leur vie et leur redonnent de l’espoir pour l’avenir. Mais il y a tout un travail à faire et l’ouvrage d’Evelyne Josse et de Vincent Dubois ne présente pas la recette miracle. Tout au plus et c’est déjà un énorme pas de fait, propose t on une approche psychosociale visant à restaurer et maintenir le fonctionnement du groupe communautaire. Une expérience qui peut être enrichissante car elle permet d’optimiser les défis de santé mentale dans le cadre d’opérations humanitaires.
crédit photo. Marie Frechon pour la Monuc